Le nuage rouge

Le nuage rouge Yves Bonnefoy
folio essais 1995

page 463
(...) Et, ce qui peut déjà éclairer l'étonnement de Giacometti devant sa propre recherche, la présence, en tant cette fois que catégorie de pensée, se refuse tout aussi bien au vocabulaire propre à la représentation, aux mots de cette tradition esthétique qui a donné à la mimésis la place fondamentale dans le travail de l'artiste ; et par conséquent, elle est devenue étrangère à la pensée, et à la parole, modernes, celles qui sont nées de la mimésis et par suite ne savent qu'elle. N'en doutons pas : si la langue qu'on enseigna à Giacometti avait été "médiévale" encore, déterminée par ces catégories religieuses qui sont par essence l'attestation d'une présence divine et le souvenir d'une épiphanie, si seulement elle était restée pénétrée des notions qui soutinrent l'aristotélisme ou le platoniscisme jusqu'à la fin de la Renaissance, car chercheur d'absolu se serait reconnu dans l'expérience d'autres que lui, il aurait compris son besoin. Mais depuis le XVIIe siècle la pensée conceptuelle s'est imposée, qui appréhende autrui et le monde par les aspects qui lui permirent d'y avoir prise, ce qui en fait une simple somme d'aspects, autrement dit de l'objet. Là même où on percevait les choses, jadis, dans un horizon d'existences en relations mutuelles, on décide des lois qui permettent de les classer, de les oublier dans les catalogues d'une réalité réifiée, et voici banni de la réflexion le vocabulaire qui eût permis à Giacometti de dire d'un mot ce second degré du dessin qu'il a cherché à atteindre. Nos langues d'aujourd'hui, constatons-le au passage, car c'est un fait qui a infléchi le cours même de la réflexion sur les œuvres, et celui aussi de leur invention, sont privés des mots — "eccéité" par exemple — qui savent distinguer le fait d'être des façons d'exister qui l'enveloppent. (...)

L'improbable
Yves Bonnefoy ; folio essais 1992

page 323

(...) Et je pense, (...), à une autre œuvre de Giacometti, la première que j'ai connue et longtemps pour moi la plus fascinante : cette haute statue de plâtre blanc, debout comme l'être humain, articulée et rigide comme l'insecte, aveugle malgré ses yeux, assexuée malgré ses seins lourds et froids, indéchiffrable en dépit de son évidence d'idole, et qui semble nous présenter, entre ses mains à demi dressées, ce que Giacometti lui-même a nommé "l'objet invisible". cette figure, c'est l'Étranger n'en doutons pas, ou l'Abscence, génialement signifiés par agrégation de souvenirs, et d'entrevisions oniriques. Quant à l'objet invisible, c'est le moi absent et présent qu'a mis en question la Venue.
Avec ceci, toutefois, qu'un autre sens s'y découvre : ce qu'elle change dans notre vie. Avant que l'Étranger ne paraisse, c'étaient, disons, les "violons vibrants", les "collines", les "brocs de vin" qu'a évoqué Baudelaire (Rimbaud dirait le "verger", Nerval le "sycomore" ou le "myrte"), — un mode d'existence, pour chaque chose, où son essence retentissait au sein même de sa présence, Idée parfaitement transparente, mariage de la sensation et du sens, du relatif et de l'absolu. On peut nommer cet objet premier, qui suggérait un ordre dans l'immanence, et dans tout l'être une phrase unique indéfiniment mélodieuse, le symbole, au sens baudelairien, justement, où l'on éprouve si fortement la vie chaleureuse et l'accueil. (...)