La pensée sauvage
Claude Lévi-Strauss ; La pléiade Œuvres 2008
p 576
(...) D'ailleurs, une forme d'aclivité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculadon, put être une science que nous préférons appeler « première » plutôt que primitive : c'est celle communément désignée par le terme de bricolage. Dans son sens ancien, le verbe bricoler s'applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l'équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s'écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle15. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l'homme de l'art. Or, le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu'elle s'en serve, quelle que soit la tâche qu'elle s'assigne, car elle n'a rien d'autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu'on observe entre les deux.
Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage : que ce soit sur le plan de l'art, dit « brut » ou « naïf» ; dans l'architecture fantastique de la villa du Facteur Cheval, dans celle des décors de Georges Méliès ; ou encore celle, immortalisée par Les Grandes Espérances de Dickens, mais sans nul doute d'abord inspirée par l'observation, du « château » suburbain de Mr Wemmick, avec son pont-levis miniature, son canon saluant 9 heures, et son carré de salades et de concombres grâce auquel les occupants pourraient soutenir un siège, s'il le fallait...
La comparaison vaut d'être approfondie, car elle fait mieux accéder aux rapports réels entre les deux types de connaissance scientifique que nous avons distingués. Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de madères premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'oudis et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composidon de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet pardculier, mais est le résultat condngent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L'ensemble des moyens du bricoleur n'est donc pas définissable par un projet17 (ce qui supposerait d'ailleurs, comme chez l'ingénieur, l'existence d'autant d'ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentante, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que «ça peut toujours servir». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n'ait pas besoin de l'équipement et du savoir de tous les corps d'état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d'opérarions quelconques au sein d'un type.
C'est de la même façon que les éléments de la réflexion mythique se situent toujours à mi-chemin entre des percepts et des concepts. Il serait impossible d'extraire les premiers de la situation concrète où ils sont apparus, tandis que le recours aux seconds exigerait que la pensée puisse, provisoirement au moins, mettre ses projets entre parenthèses.
Or, un intermédiaire existe entre l'image et le concept : c'est le signe, puisqu'on peut toujours le définir, de la façon inaugurée par Saussure à propos de cette catégorie particulière que forment les signes linguistiques, comme un lien entre une image et un concept, qui, dans l'union ainsi réalisée, jouent respectivement les rôles de signifiant et de signifié.
Comme l'image, le signe est un être concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir référentiel : l'un et l'autre ne se rapportent pas exclusivement à eux-mêmes, ils
peuvent remplacer autre chose que soi. Toutefois, le concept possède à cet égard une capacité illimitée, tandis que celle du signe est limitée. La différence et la ressemblance ressortent bien de l'exemple du bricoleur. Regardons-le à l'œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l'inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor*, il les interroge pour comprendre ce que chacun d'eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l'ensemble instrumental21 que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l'insuffisance d'une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il sera étendue, dans l'autre matière. Mais ces possibilités demeurent toujours limitées par l'histoire particulière de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé, dû à l'usage originel pour lequel elle a été conçue, ou par les adaptations qu'elle a subies en vue d'autres emplois. Comme les unités constitutives du mythe, dont les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu'elles sont empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manœuvre, les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont « précontraints » (Lévi-Strauss /, p. 5 5). D'autre part, la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante, si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre, qui aurait pu lui être préférée.
Sans doute, l'ingénieur aussi interroge, puisque l'existence d'un « interlocuteur » résulte pour lui de ce que ses moyens, son pouvoir, et ses connaissances ne sont jamais illimités, et que, sous cette forme négative, il se heurte à une résistance avec laquelle il lui est indispensable de transiger. On pourrait être tenté de dire qu'il interroge l'univers, tandis que le bricoleur s'adresse à une collection de résidus d'ouvrages humains, c'est-à-dire à un sous-ensemble de la culture. La théorie de l'informarion montre d'ailleurs comment il est possible, et souvent utile, de ramener les démarches du physicien à une sorte de dialogue avec la nature, ce qui atténuerait la distinction que nous essayons de tracer. Pourtant, une différence subsistera toujours, même si l'on tient compte du fait que le savant ne dialogue jamais avec la nature pure, mais avec un certain état du rapport entre la nature et la culture, définissable par la période de l'histoire dans laquelle il vit, la civilisation qui est la sienne, les moyens matériels dont il dispose. Pas plus que le bricoleur, mis en présence d'une tâche donnée il ne peut faire n'importe quoi ; lui aussi devra commencer par inventorier un ensemble prédéterminé de connaissances théoriques et pratiques, de moyens techniques, qui restreignent les solutions possibles.
La différence n'est donc pas aussi absolue qu'on serait tenté de l'imaginer ; elle demeure réelle, cependant, dans la mesure où, par rapport à ces contraintes résumant un état de civilisation, l'ingénieur cherche toujours à s'ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Sur l'axe de l'opposition entre nature et culture, les ensembles dont ils se servent sont percepriblement décalés. En effet, une des façons au moins dont le signe s'oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu'une certaine épaisseur d'humanité soit incorporée à cette réalité. Selon l'expression vigoureuse et difficilement traduisible de Peirce : « ît addresses somebody.»
On pourrait donc dire que le savant et le bricoleur sont l'un et l'autre à l'affût de messages, mais, pour le bricoleur, il s'agit de messages en quelque sorte prétransmis et qu'il collectionne : comme ces codes commerciaux qui, condensant l'expérience passée de la profession, permettent de faire économiquement face à toutes les situations nouvelles (à la condition, toutefois, qu'elles appartiennent à la même classe que les anciennes) ; tandis que l'homme de science, qu'il soit ingénieur ou physicien, escompte toujours l'autre message qui pourrait être arraché à un interlocuteur, malgré sa réticence à se prononcer sur des questions dont les réponses n'ont pas été répétées à l'avance. Le concept apparaît ainsi comme l'opérateur de Vouverture de l'ensemble avec lequel on travaille, la signification comme l'opérateur de sa réorganisation : elle ne l'étend ni le renouvelle, et se borne à obtenir le groupe de ses transformations.
L'image ne peut pas être idée, mais elle peut jouer le rôle de signe, ou, plus exactement, cohabiter avec l'idée dans un signe ; et, si l'idée n'est pas encore là, respecter sa place future et en faire apparaître négativement les contours. L'image est figée, liée de façon univoque à l'acte de conscience qui l'accompagne ; mais le signe et l'image devenue signifiante, s'ils sont encore sans compréhension, c'est-à-dire sans rapports simultanés et théoriquement illimités avec d'autres êtres du même type — ce qui est le privilège du concept —, sont déjà permutables, c'est-à-dire susceptibles d'entretenir des rapports successifs avec d'autres êtres, bien qu'en nombre limité, et, comme on l'a vu, à la condition de former toujours un système où une modification affectant un élément intéressera automatiquement tous les autres : sur ce plan, l'extension et la compréhension des logiciens existent, non comme deux aspects distincts et complémentaires, mais comme réalité solidaire. On comprend ainsi que la pensée mythique, bien qu'engluée dans les images, puisse être déjà généralisatrice, donc scientifique : elle aussi travaille à coups d'analogies et de rapprochements, même si, comme dans le cas du bricolage, ses créations se ramènent toujours à un arrangement nouveau d'éléments dont la nature n'est pas modifiée selon qu'ils figurent dans l'ensemble instrumental ou dans l'agencement final (qui, sauf par la disposition interne, forment toujours le même objet) : « on dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments » (Boas i, p. 18). Cette profonde remarque néglige cependant que, dans cette incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d'anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement.
Cette formule, qui pourrait servir de définition au bricolage, explique que, pour la réflexion mythique, la totalité des moyens disponibles doive aussi être implicitement inventoriée ou conçue, pour que puisse se définir un résultat qui sera toujours un compromis entre la structure de l'ensemble instrumental et celle du projet. Une fois réalisé, celui-ci sera donc inévitablement décalé par rapport à l'intention initiale (d'ailleurs, simple schème), effet que les surréalistes ont nommé avec bonheur « hasard objectif ». Mais il y a plus : la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu'il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il « parle », non seulement avec les choses, comme nous l'avons déjà montré, mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu'il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.
De ce point de vue aussi, la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. La science tout entière s'est construite sur la distinction du contingent et du nécessaire, qui est aussi celle de l'événement et de la structure. Les qualités qu'à sa naissance elle revendiquait pour siennes étaient précisément celles qui, ne faisant point partie de l'expérience vécue, demeuraient extérieures et comme étrangères aux événements : c'est le sens de la notion de qualités premières. Or, le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés*, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements : « odds and ends», dirait l'anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société. En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d'événements**, alors que la science, «en marche» du seul fait qu'elle s'instaure, crée, sous forme d'événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu'elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories. Mais ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas de deux stades, ou de deux phases, de révolution du savoir, car les deux démarches sont également valides. Déjà, la physique et la chimie aspirent à redevenir qualitatives, c'est-à-dire à rendre compte aussi des qualités secondes qui, quand elles seront expliquées, redeviendront des moyens d'explication ; et peut-être la biologie marque-t-elle le pas en attendant cet accomplissement, pour pouvoir elle-même expliquer la vie. De son côté, la pensée mythique n'est pas seulement la prisonnière d'événements et d'expériences qu'elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu'elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s'était d'abord résignée à transiger.
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p 604
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Jamais et nulle part, le « sauvage » n'a sans doute été cet être à peine sorti de la condition animale, encore livré à l'empire de ses besoins et de ses instincts, qu'on s'est trop souvent plu à imaginer, et, pas davantage, cette conscience dominée par l'affectivité et noyée dans la confusion et la participation. Les exemples que nous avons cités, les autres qu'on aurait pu leur joindre témoignent en faveur d'une pensée rompue à tous les exercices de la spéculation, proche de celle des naturalistes et des hermétiques de l'Anriquité et du Moyen Age : Galien, Pline, Hermès Trismégiste, Albert le Grand...
De ce point de vue, les classifications « totémiques » sont probablement moins loin qu'il ne semble de l'emblématisme végétal des Grecs et des Romains, s'exprimant par le moyen de couronnes d'olivier, de chêne, de laurier, d'ache, etc. ; ou de celui qui se pratiquait encore dans l'Eglise médiévale où, selon la fête, on jonchait le chœur de foin, de jonc, de lierre, ou de sable.
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p 617
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Quand il entreprit d'étudier la façon dont les Hanunôo des îles Philippines classent les couleurs, Conkiin fut d'abord déconcerté par des confusions et des contradictions apparentes ; pourtant, celles-ci disparaissaient dès que l'informateur était prié de définir, non plus des échantillons isolés, mais des oppositions internes à des paires contrastées. Il y avait donc un système cohérent, mais celui-ci ne pouvait ressortir dans les termes de notre propre système, qui utilise deux axes : celui de la valeur et celui du chromatisme. Toutes les équivoques furent levées quand on comprit que le système hanunôo comporte également deux axes, mais autrement définis : il distingue les couleurs, d'une part en relativement claires et relativement foncées, d'autre part selon qu'elles sont habituelles aux plantes fraîches ou aux plantes desséchées ; les indigènes rapprochent ainsi du vert la couleur marron et luisante d'une section de bambou qui vient d'être coupé, alors que nous-mêmes la rapprocherions du rouge si nous devions la classer dans les termes de l'opposition simple entre les couleurs rouge et verte qu'on rencontre en hanunôo (Conkiin 2).
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p 727
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On voit par cet exemple comment le dynamisme logique, qui est une propriété du système, parvient à surmonter ce qui, même pour Saussure, ne constitue pas une antinomie. Outre que, comme les langues, les systèmes de classification peuvent être inégalement situés par rapport à l'arbitraire et à la motivation sans que cette dernière cesse d'y être opérante", le caractère dichotomique que nous leur avons reconnu explique comment les aspects arbitraires (ou qui nous apparaissent tels, car peut-on jamais affirmer qu'un choix, arbitraire pour l'observateur, n'est pas motivé du point de vue de la pensée indigène ?) viennent se greffer, sans les dénaturer, sur les aspects rationnels. Nous avons représenté les systèmes de classification comme des « arbres » ; et la croissance d'un arbre illustre bien la transformation qui vient d'être évoquée. Dans ses parties inférieures, un arbre est, si l'on peut dire, puissamment motivé : il faut qu'il ait un tronc, et que celui-ci tende à la verticale. Les basses branches comportent déjà plus d'arbitraire : leur nombre, bien qu'on puisse le prévoir restreint, n'est pas fixé d'avance, non plus que l'orientation de chacune et son angle de divergence par rapport au tronc ; mais ces aspects démeurent tout de même liés par des relations réciproques, puisque les grosses branches, compte tenu de leur propre poids et des autres branches chargées de feuillage qu'elles supportent, doivent équilibrer les forces qu'elles appliquent sur un commun point d'appui. Mais, au fur et à mesure que l'atféntion se déplace vers des étages plus élevés, la part de la motivation s'affaiblit, et celle de l'arbitraire augmente : il n'est plus au pouvoir des branches terminales de compromettre la stabilité de l'arbre, ni de changer sa forme caractéristique.
Leur multiplicité et leur insignifiance les ont affranchies des contraintes initiales, et leur distribution générale peut s'expliquer indifféremment par une série de répétitions, à échelle de plus en plus réduite, d'un plan qui est aussi inscrit dans les gènes de leurs cellules, ou comme le résultat à fluctuations statistiques. Intelligible au départ, la structure atteint, en se ramifiant, une sorte d'inertie ou d'indifférent logique. Sans contredire à sa nature première, elle peut désormais subir l'effet d'incidents multiples et variés, qui surviennent trop tard pour empêcher un observateur attentif de l'identifier et de la classer dans un genre.
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p 777
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Par conséquent, toutes les conditions sont objectivement réunies pour que nous concevions le monde des oiseaux comme une société humaine métaphorique : ne lui esl-elle pas, d'ailleurs, littéralement parallèle à un autre niveau ? La mythologie et le folklore attestent, par d'innombrables exemples, la fréquence de ce mode de représentation ; telle la comparaison, déjà citée, faite par les Indiens Chickasaw entre la société des oiseaux et une communauté humaine*.
Or, cette relation métaphorique, imaginée entre la société des oiseaux et la société des hommes, s'accompagne d'un procédé de dénomination qui, lui, est d'ordre métonymique (nous ne nous croyons pas lié, dans ce travail, par les subtilités des grammairiens, et la synecdoque — « espèce de métonymie », dit Littré — ne sera pas traitée par nous comme un trope distinct) : quand on baptise des espèces d'oiseaux Pierrot, Margot, ou Jacquot, on prélève ces prénoms sur un lot qui est l'apanage des êtres humains, et le rapport des prénoms d'oiseaux aux prénoms humains est donc celui de la partie au tout.
La situation est symétrique et inverse pour les chiens. Non seulement ceux-ci ne forment pas une société indépendante, mais, comme animaux « domestiques », ils font partie de la société humaine, tout en y occupant une place si humble que nous ne songerions pas, suivant l'exemple de certains Australiens et Amérindiens, à les appeler comme des humains, qu'il s'agisse de noms propres ou de termes de parenté. Bien au contraire, nous leur affectons une série spéciale : Azor, Médor, Sultan, Fido, Diane (ce dernier, prénom humain sans doute, mais d'abord perçu comme mythologique), etc., qui sont presque tous des noms de théâtre formant une série parallèle à ceux qu'on porte dans la vie courante, autrement dit, des noms métaphoriques. Par conséquent, lorsque le rapport entre espèces (l'humaine et l'animale) est socialement conçu comme métaphorique, le rapport entre les systèmes de dénominations respectifs prend le caractère métonymique ; et quand le rapport entre espèces est conçu comme métonymique, les systèmes de dénominations assument un caractère métaphorique.
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Le totémisme aujourd'hui
Claude Lévi-Strauss ; La pléiade Œuvres 2008
p 450
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De même, pour que l'académisme pictural pût dormir sur ses deux oreilles, il ne fallait pas que le Greco fût un être sain, apte à récuser certaines manières de représenter le monde, mais un infirme dont les figures élongées attestaient seulement une malformation du globe oculaire... Dans ce cas comme dans l'autre, on consolidait dans l'ordre de la nature des modes de la culture qui, s'ils avaient été reconnus pour tels, auraient aussitôt déterminé la particularisation d'autres modes, auxquels une valeur universelle était acccordée. En faisant de l'hystérique ou du peintre novateur des anormaux, on s'offrait le luxe de croire qu'ils ne nous concernaient pas et qu'ils ne mettaient pas en cause, du seul fait de leur existence, un ordre social, moral, ou intellectuel accepté.
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p 505
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Pour que l'ordre social soit maintenu (et s'il ne l'était pas, il n'y aurait plus de problème, puisque la société considérée disparaîtrait ou se transformerait en une société différente), il faut assurer la permanence et la solidarité des clans, qui sont les segments dont se compose la société. Cette permanence et cette solidarité ne peuvent reposer que sur des sentiments individuels, et ceux-ci réclament, pour se manifester efficacement, une expression collective, qui doit se fixer sur des objets concrets :
- sentiments individuels d'attachement (implique) conduites collectives, ritualisées (implique) objet représentatif du groupe
Ainsi s'explique le rôle dévolu, dans les sociétés contemporaines, aux symboles tels que drapeaux, rois, présidents, etc.
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p 532
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Encouragé par cette première explication fournie par un informateur, Radcliffe-Brown interroge : « Quelle ressemblance y a-t-il entre la chauve-souris et le grimpereau ? », à quoi l'indigène répond, manifestement surpris d'une telle ignorance : « Mais voyons ! ils vivent tous deux dans les cavités des troncs d'arbres ! » Or, c'est aussi le cas de la chouette (night owl) et de l'engoulevent (night jar). Manger de la viande, vivre à l'abri des arbres, est un trait commun à la paire considérée, et offre un point de comparaison avec la condition humaine*. Mais il existe aussi une opposition intérieure à la paire, et sous-jacente à la similarité : tout en étant carnivores, deux oiseaux sont respectivement «chasseur» et «voleur». Membres d'une même espèce, les cacatoès diffèrent par la couleur, soit blanche, soit noire ; des oiseaux pareillement arboricoles sont diurne ou nocturne, etc.
Par conséquent, la division « faucon-corneille » des tribus de la rivière Darling, dont on était parti, n'apparaît plus, au terme de l'analyse, que comme « un type d'application très fréquent d'un certain principe structural » (p. 125) ; ce principe consiste dans l'union de termes opposés. Au moyen d'une nomenclature spéciale, formée de termes animaux et végétaux (et c'est là son unique caractère diStinctif) le prétendu totémisme ne fait qu'exprimer à sa manière — on dirait aujourd'hui, au moyen d'un code particulier — des
corrélations et des oppositions qui peuvent, être formalisées autrement ; ainsi, dans certaines tribus de l'Amérique du Nord et du Sud, par des oppositions du type : ciel-terre, guerre-paix, amont-aval, rouge-blanc, etc., et dont le modèle le plus général et l'application la plus systématique se rencontrent peut-être en Chine, dans l'opposition des deux principes du yang et du yin : mâle et femelle, jour et nuit, été et hiver, de l'union desquels résulte une totalité organisée (taà) : couple conjugal, journée ou année. Le totémisme se ramène ainsi à une façon particulière de formuler un problème général : faire en sorte que l'opposition, au lieu d'être un obstacle à l'intégration, serve plutôt à la produire.
* Comme nous allons un peu au-delà du texte de Radcliffe-Brown, on pourra nous demander en quoi la vie des oiseaux qui nichent au creux des arbres évoque la condition humaine. Or, on connaît au moins une tribu australienne où les moitiés étaient nommées d'après des parties d'arbre : Chez les Ngeumba, la moitié gwaimudthen est divisée en nhurai (base) et wangue (milieu), tandis que la moitié gwaigulir est identifiée à winggo (sommet). Ces noms se rapportent aux différentes parties de l'ombre portée par les arbres, et ils font allusion aux emplacements respectivement occupés dans les campements [...] » (Thomas, p. 152).
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p 541
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Pour l'ethnologue, la philosophie de Bergson évoque irrésistiblement celle des Indiens Sioux, et lui-même aurait pu noter la ressemblance, puisqu'il avait lu et médité Les Formes élémentaires de la vie religieuse. En effet, Durkheim y reproduit (p. 284-285) une glose d'un sage dakota qui formule, dans un langage proche de celui de L'Évolution créatrice, une métaphysique commune à tout le monde sioux, depuis les Osage au Sud jusqu'aux Dakota au Nord, et selon laquelle les choses et les êtres ne sont que les formes figées de la continuité créatrice. Nous citons d'après la source américaine :
Chaque chose, en se mouvant, à un moment ou à un autre, ici et là, marque un temps d'arrêt. L'oiseau qui vole s'arrête en un lieu pour faire son nid, en un autre pour se reposer. L'homme en marche s'arrête quand il veut. Ainsi, le dieu s'est arrêté. Le soleil, si brillant et magnifique, est un lieu où il s'est arrêté. La lune, les étoiles, les vents, c'est là où il fut. Les arbres, les animaux, sont tous ses points d'arrêt, et l'Indien pense à ces lieux et y dirige ses prières, pour qu'elles atteignent remplacement où le dieu s'est arrêté, et obtenir aide et bénédiction10 (Dorsey, p. 455).
Pour mieux souligner le rapprochement, on citera sans transition le paragraphe des Deux Sources où Bergson résume sa métaphysique :
Un grand courant d'énergie créatrice se lance dans la matière pour en obtenir ce qu'il peut. Sur la plupart des points il est arrêté ;
ces arrêts se traduisent à nos yeux par autant d'apparitions d'espèces vivantes, c'est-à-dire d'organismes où notre regard, essentiellement analytique et synthétique, démêle une multitude d'éléments se coordonnant pour accomplir une multitude de fonctions ; le travail d'organisation n'était pourtant que l'arrêt lui-même, acte simple, analogue à renfoncement du pied qui détermine instantanément des milliers de grains de sable à s'entendre pour donner un dessin"
(Bergson, p. 221).
Les deux textes se recouvrent si exactement qu'il paraîtra sans doute moins risqué, après qu'on les aura lus, d'admettre que Bergson a pu comprendre ce qui se cache derrière le totémisme, parce que sa propre pensée était, sans qu'il le sût, en sympathie avec celles de populations totémiques12.
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p 567
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Et pourtant, comme l'a montré Speck, les Indiens du Nord-Est ont élaboré une véritable herpétologie, avec des termes distincts pour chaque genre de reptiles et d'autres, réservés à des espèces ou des variétés.
Les produits naturels utilisés par les peuples sibériens à des fins médicinales illustrent, par leur définition précise et la valeur spécifique qu'on leur prête, le soin, l'ingéniosité, l'attention au détail, le souci des distinctions, qu'ont dû mettre en œuvre les observateurs et les théoriciens dans les sociétés de ce type : araignées et vers blancs avalés (Itelmène et Iakoute, stérilité) ; graisse de scarabée noir (Ossète, hydrophobie) ; cafard écrasé, fiel de poule (Russes de Sourgout, abcès et hernie) ; vers rouges macérés (Iakoute, rhumatisme) ; fiel de brochet (Bouriate, maladies des yeux) ; loche, écrevisse avalées vivantes (Russes de Sibérie, épilepsie et toutes maladies) ; attouchement avec un bec de pic, du sang de pic, insufflation nasale de poudre de pic momifié, œuf gobé de l'oiseau koukcha (Iakoute, contre maux de dents, écrouelles, maladies des chevaux, et tuberculose, respectivement) ; sang de perdrix, sueur de cheval (Oïrote, hernies et verrues) ; bouillon de pigeon (Bouriate, toux) ; poudre de pattes broyées de l'oiseau tilégow (Kazak, morsures de chien enragé) ; chauve-souris desséchée pendue au cou (Russes de l'Altaï, fièvre) ; instillation d'eau provenant d'un glaçon suspendu au nid de l'oiseau remi'^ (Oïrote, maladies des yeux). Pour les seuls Bouriate, et en se limitant à l'ours, la chair de celui-ci possède sept vertus thérapeutiques distinctes, le sang cinq, la graisse neuf, la cervelle douze, la bile dix-sept, et le poil deux. De l'ours aussi, les Katar recueillent les excréments pierreux à l'issue de l'hivernage, pour soigner la constipation (Zelenine, p. 47-59). On trouvera dans une étude de Loeb un répertoire aussi riche pour une tribu africaine.
De tels exemples, qu'on pourrait emprunter à toutes les régions du monde, on inférerait volontiers que les espèces animales et végétales ne sont pas connues pour autant qu'elles sont utiles : elles sont décrétées utiles ou intéressantes parce qu'elles sont d'abord connues.
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Claude Lévi-Strauss ; La pléiade Œuvres 2008
p 576
(...) D'ailleurs, une forme d'aclivité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculadon, put être une science que nous préférons appeler « première » plutôt que primitive : c'est celle communément désignée par le terme de bricolage. Dans son sens ancien, le verbe bricoler s'applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l'équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident : celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s'écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle15. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l'homme de l'art. Or, le propre de la pensée mythique est de s'exprimer à l'aide d'un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu'étendu, reste tout de même limité ; pourtant, il faut qu'elle s'en serve, quelle que soit la tâche qu'elle s'assigne, car elle n'a rien d'autre sous la main. Elle apparaît ainsi comme une sorte de bricolage intellectuel, ce qui explique les relations qu'on observe entre les deux.
Comme le bricolage sur le plan technique, la réflexion mythique peut atteindre, sur le plan intellectuel, des résultats brillants et imprévus. Réciproquement, on a souvent noté le caractère mythopoétique du bricolage : que ce soit sur le plan de l'art, dit « brut » ou « naïf» ; dans l'architecture fantastique de la villa du Facteur Cheval, dans celle des décors de Georges Méliès ; ou encore celle, immortalisée par Les Grandes Espérances de Dickens, mais sans nul doute d'abord inspirée par l'observation, du « château » suburbain de Mr Wemmick, avec son pont-levis miniature, son canon saluant 9 heures, et son carré de salades et de concombres grâce auquel les occupants pourraient soutenir un siège, s'il le fallait...
La comparaison vaut d'être approfondie, car elle fait mieux accéder aux rapports réels entre les deux types de connaissance scientifique que nous avons distingués. Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l'ingénieur, il ne subordonne pas chacune d'elles à l'obtention de madères premières et d'outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les « moyens du bord », c'est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d'oudis et de matériaux, hétéroclites au surplus, parce que la composidon de l'ensemble n'est pas en rapport avec le projet du moment, ni d'ailleurs avec aucun projet pardculier, mais est le résultat condngent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d'enrichir le stock, ou de l'entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L'ensemble des moyens du bricoleur n'est donc pas définissable par un projet17 (ce qui supposerait d'ailleurs, comme chez l'ingénieur, l'existence d'autant d'ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentante, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que «ça peut toujours servir». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n'ait pas besoin de l'équipement et du savoir de tous les corps d'état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d'opérarions quelconques au sein d'un type.
C'est de la même façon que les éléments de la réflexion mythique se situent toujours à mi-chemin entre des percepts et des concepts. Il serait impossible d'extraire les premiers de la situation concrète où ils sont apparus, tandis que le recours aux seconds exigerait que la pensée puisse, provisoirement au moins, mettre ses projets entre parenthèses.
Or, un intermédiaire existe entre l'image et le concept : c'est le signe, puisqu'on peut toujours le définir, de la façon inaugurée par Saussure à propos de cette catégorie particulière que forment les signes linguistiques, comme un lien entre une image et un concept, qui, dans l'union ainsi réalisée, jouent respectivement les rôles de signifiant et de signifié.
Comme l'image, le signe est un être concret, mais il ressemble au concept par son pouvoir référentiel : l'un et l'autre ne se rapportent pas exclusivement à eux-mêmes, ils
peuvent remplacer autre chose que soi. Toutefois, le concept possède à cet égard une capacité illimitée, tandis que celle du signe est limitée. La différence et la ressemblance ressortent bien de l'exemple du bricoleur. Regardons-le à l'œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective : il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d'outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l'inventaire ; enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor*, il les interroge pour comprendre ce que chacun d'eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l'ensemble instrumental21 que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être cale pour remédier à l'insuffisance d'une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il sera étendue, dans l'autre matière. Mais ces possibilités demeurent toujours limitées par l'histoire particulière de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé, dû à l'usage originel pour lequel elle a été conçue, ou par les adaptations qu'elle a subies en vue d'autres emplois. Comme les unités constitutives du mythe, dont les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu'elles sont empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manœuvre, les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont « précontraints » (Lévi-Strauss /, p. 5 5). D'autre part, la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante, si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre, qui aurait pu lui être préférée.
Sans doute, l'ingénieur aussi interroge, puisque l'existence d'un « interlocuteur » résulte pour lui de ce que ses moyens, son pouvoir, et ses connaissances ne sont jamais illimités, et que, sous cette forme négative, il se heurte à une résistance avec laquelle il lui est indispensable de transiger. On pourrait être tenté de dire qu'il interroge l'univers, tandis que le bricoleur s'adresse à une collection de résidus d'ouvrages humains, c'est-à-dire à un sous-ensemble de la culture. La théorie de l'informarion montre d'ailleurs comment il est possible, et souvent utile, de ramener les démarches du physicien à une sorte de dialogue avec la nature, ce qui atténuerait la distinction que nous essayons de tracer. Pourtant, une différence subsistera toujours, même si l'on tient compte du fait que le savant ne dialogue jamais avec la nature pure, mais avec un certain état du rapport entre la nature et la culture, définissable par la période de l'histoire dans laquelle il vit, la civilisation qui est la sienne, les moyens matériels dont il dispose. Pas plus que le bricoleur, mis en présence d'une tâche donnée il ne peut faire n'importe quoi ; lui aussi devra commencer par inventorier un ensemble prédéterminé de connaissances théoriques et pratiques, de moyens techniques, qui restreignent les solutions possibles.
La différence n'est donc pas aussi absolue qu'on serait tenté de l'imaginer ; elle demeure réelle, cependant, dans la mesure où, par rapport à ces contraintes résumant un état de civilisation, l'ingénieur cherche toujours à s'ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Sur l'axe de l'opposition entre nature et culture, les ensembles dont ils se servent sont percepriblement décalés. En effet, une des façons au moins dont le signe s'oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu'une certaine épaisseur d'humanité soit incorporée à cette réalité. Selon l'expression vigoureuse et difficilement traduisible de Peirce : « ît addresses somebody.»
On pourrait donc dire que le savant et le bricoleur sont l'un et l'autre à l'affût de messages, mais, pour le bricoleur, il s'agit de messages en quelque sorte prétransmis et qu'il collectionne : comme ces codes commerciaux qui, condensant l'expérience passée de la profession, permettent de faire économiquement face à toutes les situations nouvelles (à la condition, toutefois, qu'elles appartiennent à la même classe que les anciennes) ; tandis que l'homme de science, qu'il soit ingénieur ou physicien, escompte toujours l'autre message qui pourrait être arraché à un interlocuteur, malgré sa réticence à se prononcer sur des questions dont les réponses n'ont pas été répétées à l'avance. Le concept apparaît ainsi comme l'opérateur de Vouverture de l'ensemble avec lequel on travaille, la signification comme l'opérateur de sa réorganisation : elle ne l'étend ni le renouvelle, et se borne à obtenir le groupe de ses transformations.
L'image ne peut pas être idée, mais elle peut jouer le rôle de signe, ou, plus exactement, cohabiter avec l'idée dans un signe ; et, si l'idée n'est pas encore là, respecter sa place future et en faire apparaître négativement les contours. L'image est figée, liée de façon univoque à l'acte de conscience qui l'accompagne ; mais le signe et l'image devenue signifiante, s'ils sont encore sans compréhension, c'est-à-dire sans rapports simultanés et théoriquement illimités avec d'autres êtres du même type — ce qui est le privilège du concept —, sont déjà permutables, c'est-à-dire susceptibles d'entretenir des rapports successifs avec d'autres êtres, bien qu'en nombre limité, et, comme on l'a vu, à la condition de former toujours un système où une modification affectant un élément intéressera automatiquement tous les autres : sur ce plan, l'extension et la compréhension des logiciens existent, non comme deux aspects distincts et complémentaires, mais comme réalité solidaire. On comprend ainsi que la pensée mythique, bien qu'engluée dans les images, puisse être déjà généralisatrice, donc scientifique : elle aussi travaille à coups d'analogies et de rapprochements, même si, comme dans le cas du bricolage, ses créations se ramènent toujours à un arrangement nouveau d'éléments dont la nature n'est pas modifiée selon qu'ils figurent dans l'ensemble instrumental ou dans l'agencement final (qui, sauf par la disposition interne, forment toujours le même objet) : « on dirait que les univers mythologiques sont destinés à être démantelés à peine formés, pour que de nouveaux univers naissent de leurs fragments » (Boas i, p. 18). Cette profonde remarque néglige cependant que, dans cette incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d'anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens : les signifiés se changent en signifiants, et inversement.
Cette formule, qui pourrait servir de définition au bricolage, explique que, pour la réflexion mythique, la totalité des moyens disponibles doive aussi être implicitement inventoriée ou conçue, pour que puisse se définir un résultat qui sera toujours un compromis entre la structure de l'ensemble instrumental et celle du projet. Une fois réalisé, celui-ci sera donc inévitablement décalé par rapport à l'intention initiale (d'ailleurs, simple schème), effet que les surréalistes ont nommé avec bonheur « hasard objectif ». Mais il y a plus : la poésie du bricolage lui vient aussi, et surtout, de ce qu'il ne se borne pas à accomplir ou exécuter ; il « parle », non seulement avec les choses, comme nous l'avons déjà montré, mais aussi au moyen des choses : racontant, par les choix qu'il opère entre des possibles limités, le caractère et la vie de son auteur. Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.
De ce point de vue aussi, la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. La science tout entière s'est construite sur la distinction du contingent et du nécessaire, qui est aussi celle de l'événement et de la structure. Les qualités qu'à sa naissance elle revendiquait pour siennes étaient précisément celles qui, ne faisant point partie de l'expérience vécue, demeuraient extérieures et comme étrangères aux événements : c'est le sens de la notion de qualités premières. Or, le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d'autres ensembles structurés*, mais en utilisant des résidus et des débris d'événements : « odds and ends», dirait l'anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société. En un sens, le rapport entre diachronie et synchronie est donc inversé : la pensée mythique, cette bricoleuse, élabore des structures en agençant des événements, ou plutôt des résidus d'événements**, alors que la science, «en marche» du seul fait qu'elle s'instaure, crée, sous forme d'événements, ses moyens et ses résultats, grâce aux structures qu'elle fabrique sans trêve et qui sont ses hypothèses et ses théories. Mais ne nous y trompons pas : il ne s'agit pas de deux stades, ou de deux phases, de révolution du savoir, car les deux démarches sont également valides. Déjà, la physique et la chimie aspirent à redevenir qualitatives, c'est-à-dire à rendre compte aussi des qualités secondes qui, quand elles seront expliquées, redeviendront des moyens d'explication ; et peut-être la biologie marque-t-elle le pas en attendant cet accomplissement, pour pouvoir elle-même expliquer la vie. De son côté, la pensée mythique n'est pas seulement la prisonnière d'événements et d'expériences qu'elle dispose et redispose inlassablement pour leur découvrir un sens ; elle est aussi libératrice, par la protestation qu'elle élève contre le non-sens, avec lequel la science s'était d'abord résignée à transiger.
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p 604
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Jamais et nulle part, le « sauvage » n'a sans doute été cet être à peine sorti de la condition animale, encore livré à l'empire de ses besoins et de ses instincts, qu'on s'est trop souvent plu à imaginer, et, pas davantage, cette conscience dominée par l'affectivité et noyée dans la confusion et la participation. Les exemples que nous avons cités, les autres qu'on aurait pu leur joindre témoignent en faveur d'une pensée rompue à tous les exercices de la spéculation, proche de celle des naturalistes et des hermétiques de l'Anriquité et du Moyen Age : Galien, Pline, Hermès Trismégiste, Albert le Grand...
De ce point de vue, les classifications « totémiques » sont probablement moins loin qu'il ne semble de l'emblématisme végétal des Grecs et des Romains, s'exprimant par le moyen de couronnes d'olivier, de chêne, de laurier, d'ache, etc. ; ou de celui qui se pratiquait encore dans l'Eglise médiévale où, selon la fête, on jonchait le chœur de foin, de jonc, de lierre, ou de sable.
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p 617
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Quand il entreprit d'étudier la façon dont les Hanunôo des îles Philippines classent les couleurs, Conkiin fut d'abord déconcerté par des confusions et des contradictions apparentes ; pourtant, celles-ci disparaissaient dès que l'informateur était prié de définir, non plus des échantillons isolés, mais des oppositions internes à des paires contrastées. Il y avait donc un système cohérent, mais celui-ci ne pouvait ressortir dans les termes de notre propre système, qui utilise deux axes : celui de la valeur et celui du chromatisme. Toutes les équivoques furent levées quand on comprit que le système hanunôo comporte également deux axes, mais autrement définis : il distingue les couleurs, d'une part en relativement claires et relativement foncées, d'autre part selon qu'elles sont habituelles aux plantes fraîches ou aux plantes desséchées ; les indigènes rapprochent ainsi du vert la couleur marron et luisante d'une section de bambou qui vient d'être coupé, alors que nous-mêmes la rapprocherions du rouge si nous devions la classer dans les termes de l'opposition simple entre les couleurs rouge et verte qu'on rencontre en hanunôo (Conkiin 2).
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p 727
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On voit par cet exemple comment le dynamisme logique, qui est une propriété du système, parvient à surmonter ce qui, même pour Saussure, ne constitue pas une antinomie. Outre que, comme les langues, les systèmes de classification peuvent être inégalement situés par rapport à l'arbitraire et à la motivation sans que cette dernière cesse d'y être opérante", le caractère dichotomique que nous leur avons reconnu explique comment les aspects arbitraires (ou qui nous apparaissent tels, car peut-on jamais affirmer qu'un choix, arbitraire pour l'observateur, n'est pas motivé du point de vue de la pensée indigène ?) viennent se greffer, sans les dénaturer, sur les aspects rationnels. Nous avons représenté les systèmes de classification comme des « arbres » ; et la croissance d'un arbre illustre bien la transformation qui vient d'être évoquée. Dans ses parties inférieures, un arbre est, si l'on peut dire, puissamment motivé : il faut qu'il ait un tronc, et que celui-ci tende à la verticale. Les basses branches comportent déjà plus d'arbitraire : leur nombre, bien qu'on puisse le prévoir restreint, n'est pas fixé d'avance, non plus que l'orientation de chacune et son angle de divergence par rapport au tronc ; mais ces aspects démeurent tout de même liés par des relations réciproques, puisque les grosses branches, compte tenu de leur propre poids et des autres branches chargées de feuillage qu'elles supportent, doivent équilibrer les forces qu'elles appliquent sur un commun point d'appui. Mais, au fur et à mesure que l'atféntion se déplace vers des étages plus élevés, la part de la motivation s'affaiblit, et celle de l'arbitraire augmente : il n'est plus au pouvoir des branches terminales de compromettre la stabilité de l'arbre, ni de changer sa forme caractéristique.
Leur multiplicité et leur insignifiance les ont affranchies des contraintes initiales, et leur distribution générale peut s'expliquer indifféremment par une série de répétitions, à échelle de plus en plus réduite, d'un plan qui est aussi inscrit dans les gènes de leurs cellules, ou comme le résultat à fluctuations statistiques. Intelligible au départ, la structure atteint, en se ramifiant, une sorte d'inertie ou d'indifférent logique. Sans contredire à sa nature première, elle peut désormais subir l'effet d'incidents multiples et variés, qui surviennent trop tard pour empêcher un observateur attentif de l'identifier et de la classer dans un genre.
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p 777
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Par conséquent, toutes les conditions sont objectivement réunies pour que nous concevions le monde des oiseaux comme une société humaine métaphorique : ne lui esl-elle pas, d'ailleurs, littéralement parallèle à un autre niveau ? La mythologie et le folklore attestent, par d'innombrables exemples, la fréquence de ce mode de représentation ; telle la comparaison, déjà citée, faite par les Indiens Chickasaw entre la société des oiseaux et une communauté humaine*.
Or, cette relation métaphorique, imaginée entre la société des oiseaux et la société des hommes, s'accompagne d'un procédé de dénomination qui, lui, est d'ordre métonymique (nous ne nous croyons pas lié, dans ce travail, par les subtilités des grammairiens, et la synecdoque — « espèce de métonymie », dit Littré — ne sera pas traitée par nous comme un trope distinct) : quand on baptise des espèces d'oiseaux Pierrot, Margot, ou Jacquot, on prélève ces prénoms sur un lot qui est l'apanage des êtres humains, et le rapport des prénoms d'oiseaux aux prénoms humains est donc celui de la partie au tout.
La situation est symétrique et inverse pour les chiens. Non seulement ceux-ci ne forment pas une société indépendante, mais, comme animaux « domestiques », ils font partie de la société humaine, tout en y occupant une place si humble que nous ne songerions pas, suivant l'exemple de certains Australiens et Amérindiens, à les appeler comme des humains, qu'il s'agisse de noms propres ou de termes de parenté. Bien au contraire, nous leur affectons une série spéciale : Azor, Médor, Sultan, Fido, Diane (ce dernier, prénom humain sans doute, mais d'abord perçu comme mythologique), etc., qui sont presque tous des noms de théâtre formant une série parallèle à ceux qu'on porte dans la vie courante, autrement dit, des noms métaphoriques. Par conséquent, lorsque le rapport entre espèces (l'humaine et l'animale) est socialement conçu comme métaphorique, le rapport entre les systèmes de dénominations respectifs prend le caractère métonymique ; et quand le rapport entre espèces est conçu comme métonymique, les systèmes de dénominations assument un caractère métaphorique.
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Le totémisme aujourd'hui
Claude Lévi-Strauss ; La pléiade Œuvres 2008
p 450
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De même, pour que l'académisme pictural pût dormir sur ses deux oreilles, il ne fallait pas que le Greco fût un être sain, apte à récuser certaines manières de représenter le monde, mais un infirme dont les figures élongées attestaient seulement une malformation du globe oculaire... Dans ce cas comme dans l'autre, on consolidait dans l'ordre de la nature des modes de la culture qui, s'ils avaient été reconnus pour tels, auraient aussitôt déterminé la particularisation d'autres modes, auxquels une valeur universelle était acccordée. En faisant de l'hystérique ou du peintre novateur des anormaux, on s'offrait le luxe de croire qu'ils ne nous concernaient pas et qu'ils ne mettaient pas en cause, du seul fait de leur existence, un ordre social, moral, ou intellectuel accepté.
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p 505
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Pour que l'ordre social soit maintenu (et s'il ne l'était pas, il n'y aurait plus de problème, puisque la société considérée disparaîtrait ou se transformerait en une société différente), il faut assurer la permanence et la solidarité des clans, qui sont les segments dont se compose la société. Cette permanence et cette solidarité ne peuvent reposer que sur des sentiments individuels, et ceux-ci réclament, pour se manifester efficacement, une expression collective, qui doit se fixer sur des objets concrets :
- sentiments individuels d'attachement (implique) conduites collectives, ritualisées (implique) objet représentatif du groupe
Ainsi s'explique le rôle dévolu, dans les sociétés contemporaines, aux symboles tels que drapeaux, rois, présidents, etc.
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p 532
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Encouragé par cette première explication fournie par un informateur, Radcliffe-Brown interroge : « Quelle ressemblance y a-t-il entre la chauve-souris et le grimpereau ? », à quoi l'indigène répond, manifestement surpris d'une telle ignorance : « Mais voyons ! ils vivent tous deux dans les cavités des troncs d'arbres ! » Or, c'est aussi le cas de la chouette (night owl) et de l'engoulevent (night jar). Manger de la viande, vivre à l'abri des arbres, est un trait commun à la paire considérée, et offre un point de comparaison avec la condition humaine*. Mais il existe aussi une opposition intérieure à la paire, et sous-jacente à la similarité : tout en étant carnivores, deux oiseaux sont respectivement «chasseur» et «voleur». Membres d'une même espèce, les cacatoès diffèrent par la couleur, soit blanche, soit noire ; des oiseaux pareillement arboricoles sont diurne ou nocturne, etc.
Par conséquent, la division « faucon-corneille » des tribus de la rivière Darling, dont on était parti, n'apparaît plus, au terme de l'analyse, que comme « un type d'application très fréquent d'un certain principe structural » (p. 125) ; ce principe consiste dans l'union de termes opposés. Au moyen d'une nomenclature spéciale, formée de termes animaux et végétaux (et c'est là son unique caractère diStinctif) le prétendu totémisme ne fait qu'exprimer à sa manière — on dirait aujourd'hui, au moyen d'un code particulier — des
corrélations et des oppositions qui peuvent, être formalisées autrement ; ainsi, dans certaines tribus de l'Amérique du Nord et du Sud, par des oppositions du type : ciel-terre, guerre-paix, amont-aval, rouge-blanc, etc., et dont le modèle le plus général et l'application la plus systématique se rencontrent peut-être en Chine, dans l'opposition des deux principes du yang et du yin : mâle et femelle, jour et nuit, été et hiver, de l'union desquels résulte une totalité organisée (taà) : couple conjugal, journée ou année. Le totémisme se ramène ainsi à une façon particulière de formuler un problème général : faire en sorte que l'opposition, au lieu d'être un obstacle à l'intégration, serve plutôt à la produire.
* Comme nous allons un peu au-delà du texte de Radcliffe-Brown, on pourra nous demander en quoi la vie des oiseaux qui nichent au creux des arbres évoque la condition humaine. Or, on connaît au moins une tribu australienne où les moitiés étaient nommées d'après des parties d'arbre : Chez les Ngeumba, la moitié gwaimudthen est divisée en nhurai (base) et wangue (milieu), tandis que la moitié gwaigulir est identifiée à winggo (sommet). Ces noms se rapportent aux différentes parties de l'ombre portée par les arbres, et ils font allusion aux emplacements respectivement occupés dans les campements [...] » (Thomas, p. 152).
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p 541
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Pour l'ethnologue, la philosophie de Bergson évoque irrésistiblement celle des Indiens Sioux, et lui-même aurait pu noter la ressemblance, puisqu'il avait lu et médité Les Formes élémentaires de la vie religieuse. En effet, Durkheim y reproduit (p. 284-285) une glose d'un sage dakota qui formule, dans un langage proche de celui de L'Évolution créatrice, une métaphysique commune à tout le monde sioux, depuis les Osage au Sud jusqu'aux Dakota au Nord, et selon laquelle les choses et les êtres ne sont que les formes figées de la continuité créatrice. Nous citons d'après la source américaine :
Chaque chose, en se mouvant, à un moment ou à un autre, ici et là, marque un temps d'arrêt. L'oiseau qui vole s'arrête en un lieu pour faire son nid, en un autre pour se reposer. L'homme en marche s'arrête quand il veut. Ainsi, le dieu s'est arrêté. Le soleil, si brillant et magnifique, est un lieu où il s'est arrêté. La lune, les étoiles, les vents, c'est là où il fut. Les arbres, les animaux, sont tous ses points d'arrêt, et l'Indien pense à ces lieux et y dirige ses prières, pour qu'elles atteignent remplacement où le dieu s'est arrêté, et obtenir aide et bénédiction10 (Dorsey, p. 455).
Pour mieux souligner le rapprochement, on citera sans transition le paragraphe des Deux Sources où Bergson résume sa métaphysique :
Un grand courant d'énergie créatrice se lance dans la matière pour en obtenir ce qu'il peut. Sur la plupart des points il est arrêté ;
ces arrêts se traduisent à nos yeux par autant d'apparitions d'espèces vivantes, c'est-à-dire d'organismes où notre regard, essentiellement analytique et synthétique, démêle une multitude d'éléments se coordonnant pour accomplir une multitude de fonctions ; le travail d'organisation n'était pourtant que l'arrêt lui-même, acte simple, analogue à renfoncement du pied qui détermine instantanément des milliers de grains de sable à s'entendre pour donner un dessin"
(Bergson, p. 221).
Les deux textes se recouvrent si exactement qu'il paraîtra sans doute moins risqué, après qu'on les aura lus, d'admettre que Bergson a pu comprendre ce qui se cache derrière le totémisme, parce que sa propre pensée était, sans qu'il le sût, en sympathie avec celles de populations totémiques12.
(...)
p 567
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Et pourtant, comme l'a montré Speck, les Indiens du Nord-Est ont élaboré une véritable herpétologie, avec des termes distincts pour chaque genre de reptiles et d'autres, réservés à des espèces ou des variétés.
Les produits naturels utilisés par les peuples sibériens à des fins médicinales illustrent, par leur définition précise et la valeur spécifique qu'on leur prête, le soin, l'ingéniosité, l'attention au détail, le souci des distinctions, qu'ont dû mettre en œuvre les observateurs et les théoriciens dans les sociétés de ce type : araignées et vers blancs avalés (Itelmène et Iakoute, stérilité) ; graisse de scarabée noir (Ossète, hydrophobie) ; cafard écrasé, fiel de poule (Russes de Sourgout, abcès et hernie) ; vers rouges macérés (Iakoute, rhumatisme) ; fiel de brochet (Bouriate, maladies des yeux) ; loche, écrevisse avalées vivantes (Russes de Sibérie, épilepsie et toutes maladies) ; attouchement avec un bec de pic, du sang de pic, insufflation nasale de poudre de pic momifié, œuf gobé de l'oiseau koukcha (Iakoute, contre maux de dents, écrouelles, maladies des chevaux, et tuberculose, respectivement) ; sang de perdrix, sueur de cheval (Oïrote, hernies et verrues) ; bouillon de pigeon (Bouriate, toux) ; poudre de pattes broyées de l'oiseau tilégow (Kazak, morsures de chien enragé) ; chauve-souris desséchée pendue au cou (Russes de l'Altaï, fièvre) ; instillation d'eau provenant d'un glaçon suspendu au nid de l'oiseau remi'^ (Oïrote, maladies des yeux). Pour les seuls Bouriate, et en se limitant à l'ours, la chair de celui-ci possède sept vertus thérapeutiques distinctes, le sang cinq, la graisse neuf, la cervelle douze, la bile dix-sept, et le poil deux. De l'ours aussi, les Katar recueillent les excréments pierreux à l'issue de l'hivernage, pour soigner la constipation (Zelenine, p. 47-59). On trouvera dans une étude de Loeb un répertoire aussi riche pour une tribu africaine.
De tels exemples, qu'on pourrait emprunter à toutes les régions du monde, on inférerait volontiers que les espèces animales et végétales ne sont pas connues pour autant qu'elles sont utiles : elles sont décrétées utiles ou intéressantes parce qu'elles sont d'abord connues.
(...)