Le chant rythmique de l'esprit

Note de lecture

Autour de la relation
Abstraction géométrique et arts de l’Islam


Prétexte : Expo à l’espace de l’art Concret Château de Mouans-Sartoux

Sources :
  • le chant rythmique de l’esprit catalogue expo Mouans-Sartoux été 2005
  • Devant l’image Georges Didi-Huberman Éditions de minuit 1990
  • Vie et mort de l’image Régis Debray Folio essais 1992
  • l’image interdite Alain Besançon Folio Essais 1994


Plan d’une séquence de cours ?
L’abstraction n’est pas un rejet de la spiritualité, bien au contraire.
  • Le christianisme, avec le dogme de l’Incarnation, et malgré les soubresauts iconoclastes, promeut l’image.
  • L’Islam proscrit la représentation par imitation, mais génère une imagerie profane spirituelle. (oxymore nécessaire)
  • La Renaissance invente l’art tel que nous l’entendons aujourd’hui et détache la représentation des directives religieuses.
  • L’art abstrait participe d’une volonté spirituelle de représentation de l’absolu. Qui sont Kandinsky, Malévitch, Mondrian, Brancusi, Klein ?
Chaque forme est un monde” Malévitch



“le chant rythmique de l’esprit” catalogue expo Mouans-Sartoux été 2005
[...] Je ferai remarquer que si l’art abstrait géométrique, grâce à Mahomet, a pu rentrer magnifiquement et autoritairement dans l’histoire, ce fut une exception, car rien de remarquable ne s’est vraiment passé avec d’autres protecteurs musclés, comme Léon III (plus d’un siècle d’iconoclasme !) ou Luther (plus de quatre siècles de protestantisme !).
F. Morellet

Trois phénomènes très différents, les voyages exotiques dont le souvenir fut maintenu et cultivé par des acquisitions faites dans les bazars, par les dessins publiés dans les livres, et surtout par les photographies ; un mouvement pan-européen pour la reconstitution d’un art de l’objet ; des expositions dans quelques grandes villes au début du XXe siècle, apportent au XXe s une nouvelle expérience de l’art islamique et la rende accessible à un monde d’artistes, surtout de peintres, dont beaucoup sont à la recherche d’idées et de sensations nouvelles.

Kupka : « (1910) L’art arabe, tout de formes inventées — et non pas bêtement, faussement copiées d’après nature —, incarne à nos yeux une harmonie qui marie la pureté plastique à une rare noblesse. C’est un monde plus élevé que le nôtre, un art qui ne s’arrête pas à la seule arabesque. Il y a, dans la disposition des éléments plastiques, le chant rythmique de l’esprit ».

Avant d’être une source d’inspiration, l’aniconisme de l’art islamique est avant tout un modèle, un paradigme (*). Mais s’il est un appui intellectuel et théorique pour les peintres qui s’acheminent progressivement vers l’abandon de la mimesis, la représentation imitative du réel, il n’offre pas nécessairement de solutions formelles et son influence ne se traduit pas par l’importation de formes, de motifs ou de structures.

Dans les années 1920, des artistes comme Kupka, Kandinsky, etc. se rendent compte — et c’est l’héritage de la connaissance de l’art islamique —, que le débouché de l’abstraction n’est pas nécessairement l’absence de signification, un pur formalisme ; au contraire, le refus de l’image figurative serait la condition d’un accès plus direct au contenu émotionnel des formes et à l’essence spirituelle du Monde.

Karl Gerstner, artiste suisse, se penchant sur les causes de l’exigence anti-naturaliste de l’art islamique explique la « prédisposition naturelle de l’Islam aux idées abstraites. Le système ornemental abstrait se charge de significations qui vont bien au-delà de sa seule fonction décorative. Du point de vue du contenu, ces ornementations représentent des images favorisant la méditation et sont caractérisées par une extrême intensité spirituelle. L’art de l’arabesque est comme un palimpseste. En surface, tout semble clair, banal, évident. Je peux concevoir les ornements comme simples décor. Mais chaque couche mise au jour révèle de nouvelles dimensions spirituelles sans cesse plus profondes ».

Dans les années 1950, le mathématicien Andreas Speiser, travaillant sur les combinatoires de rotations, translations, projections symétriques qui rendent compte de la combinatoire de l’arabesque polygonale, met en évidence que l’expérimentation artistique joue un rôle moteur dans la préfiguration cognitive des notions mathématiques : l’ornement n’est pas l’application d’un savoir préformé, il en serait plutôt la recherche et la formulation empiriques, l’expression en actes de “la pensée mathématique”.

Exemple de Morellet, qui visite l’Alhambra en 1952 et qui découvre là des exemples de ses préoccupations artistiques.
Selon Morellet, sans la confrontation aux arts de l’Islam, les modes compositionnels classiques de l’art occidental se seraient perpétués, en basculant vers l’abstraction, simplement sous une forme simplifiée.
A la recherche d’une abstraction qui trancherait plus radicalement avec cette tradition, une abstraction de l’abstraction, Morellet s’engage dans la voie d’un art systématique et programmé, fondé sur des opérations élémentaires : répétitions, progressions, rotations, translations, permutations.
Les motifs de l’Alhambra sont des exemples stupéfiants de complexité et de diversité, de structures visuelles dépouillées de tout souvenir de l’ordre phénoménal du monde, par l’emploi d’une géométrie répétitive et entièrement couvrante qui assure une expansion égale, en tout point de même intensité, du champ perspectif.
Dans ce contexte, le travail de Morellet, débarrassé de tout souvenir naturaliste et anthropomorphique, portera un nom le all-over. D’incarnation d’une idée métaphysique, l’homogénéïté de l’espace ornemental, sans point focal, sans accent privilégié, sert désormais un art volontairement anonyme, où la disparition du centre vaut également comme neutralisation revendiquée du noyau subjectif de la création.
Gottfried Honneger écrit :
L’art de l’Islam est dédié à l’homme religieux.
La terre, la nature sont éphémères, poussières et cendres.
Se faire une image, c’est un péché contre Dieu, l’éternel, le sacré.
La géométrie, les chiffres, l’arabesque sont mesures, éternelles, universelles, pures.
[...] A la source de l’art constructif, de l’art conceptuel, de l’art concret, est le cubisme. Ce sont les cubistes qui ont eu le courage de se libérer du sujet pour aller vers la forme pure. Ce sont les cubistes, les premiers qui ont compris que l’art ne doit pas être au service du pouvoir, de la religion, de l’image naturelle.

Jean Arp a écrit :
« Nous ne voulons pas copier la nature. Nous ne voulons pas reproduire, nous voulons produire.
Nous voulons produire comme un e plante qui produit un fruit et ne pas reproduire. Nous voulons produire directement, et non pas par truchement. Comme il n’y a pas trace d’abstraction dans cet art, nous le nommons : art concret.
L’art concret est un art élémentaire, naturel, sain, qui fait pousser dans la tête et le cœur les étoiles de la paix, de l’amour et de la poésie. Où entre l’art concret, sort la mélancolie, traînant des valises grises, remplies de soupirs noirs ».
“Devant l’image” Georges Didi-Huberman Éditions de minuit 1990
Fra Angelico, Annonciation, vers 1440-1441. Fresque. Florence, Couvent San Marco, cellule 3.

A peine devenue visible, la fresque se met à “raconter” son histoire, le scénario de l’annonciation tel que St Luc l’avait une première fois écrite dans son évangile. Il y a tout lieu de croire qu’un iconographe en herbe pénétrant dans la petite cellule ne mettra qu’une ou deux secondes, une fois la fresque visible, pour lire dans celle-ci le texte de Luc, I, verset 26 à 38. Jugement incontestable. Jugement propre, qui sait, à donner envie de faire la même chose pour tous les tableaux du Monde… […]

[…] Ou bien on saisit et nous sommes dans le monde du visible, dont une description est possible. Ou bien on ne saisit pas et nous sommes dans la région de l’invisible, dont une métaphysique est possible, depuis le simple hors champ insistant du tableau jusqu’à l’au-delà idéel de l’œuvre tout entière.
Il y a pourtant une alternative à cette incomplète sémiologie (visible, lisible, invisible) … […]

[…] Ne pas se saisir de l’image, se laisser saisir par elle : donc se laisser dessaisir de son savoir sur elle. C’est le plus beau risque de la fiction… […]

[…] Ce blanc n’est pas “rien”. Il est visuel. C’est un événement. Il est matière. Il n’est en rien abstrait puisqu’il s’offre comme la quasi-tangibilité d’un face à face visuel. C’est “un mur sur le mur”. C’est un phénomène-indice, ce blanc est virtuel. […]
[…] Virtus : puissance souveraine de ce qui n’apparaît pas visiblement. L’évènement de la virtus, ce qui est en puissance, ce qui est puissance, ne donne jamais une direction à suivre par l’œil, ni un sens univoque à la lecture. Ce qui ne veut pas dire qu’il est dénué de sens : au contraire il rend possible des constellations de sens.
Le mot virtuel désigne ici la double qualité paradoxale de ce blanc crayeux qui nous fait face dans la petite cellule de San Marco : il est irréfutable et simple en tant qu’évènement ; il se situe au croisement d’une prolifération de sens possibles d’où il tire sa nécessité, qu’il condense, qu’il déplace, et qu’il transfigure. Il faut donc peut-être l’appeler un symptôme, le nœud de rencontre tout à coup manifesté d’une arborescence d’associa tions ou de conflits de sens. […]

[…] L’écriture, pour les hommes du Moyen-Age, ne fut donc pas un objet lisible au sens où nous l’entendons généralement. Il leur fallait — leur croyance l’exigeait — creuser le texte, l’ouvrir, y pratiquer une arborescence infinie de relations, d’associations, de déploiements fantastiques où tout, notamment tout ce qui n’était pas dans la “lettre même du texte (son sens manifeste), pouvait fleurir. cela ne s’appelle pas une lecture — mot qui, étymologiquement, suggère le resserrement d’un lien — mais une exégèse — mot qui, quant à lui, signifie la sortie hors du texte manifeste, mot qui signifie l’ouverture à tous les vents du sens. […]

[…] Ce blanc est une surface d’exégèse ; il ne capte le regard que pour provoquer l‘immaîtrisable chaîne des images susceptible de tresser un virtuel filet autour du mystère qui conjoint l’ange et la vierge en cette fresque. Surface de contemplation, un écran de rêves où tous les rêves sont possibles. […]

[…] Si ce pan de mur blanc réussit bien, comme nous le croyons, à s’imposer en tant que paradoxe et mystère pour le regard, alors il y a tout lieu de penser qu’il réussit également à fonctionner comme image ou symbole (isolables), mais comme paradigme (*) : une matrice d’images et de symboles. Il suffit d’ailleurs de quelques instants de plus dans la petite cellule pour ressentir combien le blanc frontal de l’Annonciation sait se métamorphoser en puissance obsidionale. ce qui est en face devient tout alentour, et le blanc que contemplait le frère dominicain lui murmurait peut-être aussi : Je suis le lieu que tu habites — la cellule même —, je suis le lieu qui te contient. Ainsi te rends-tu présent au mystère de l’Annonciation, au-delà de te le représenter. Et l’enveloppe visuelle se rapprochait aussi jusqu’à toucher le corps du regardant — puisque le blanc du mur et celui de la page sont en même temps le blanc de la robe dominicaine… Le blanc murmurait donc à son spectateur : Je suis la surface qui t’enveloppe et qui te touche, nuit et jour, je suis le lieu qui te revêt. Comment le dominicain contemplatif (à l’image de saint Pierre martyr de l’image) pouvait-il récuser une telle impression, lui à qui l’on avait expliqué, au jour de sa prise d’habit, que son propre vêtement, don de la Vierge, symbolisait déjà par sa couleur la dialectique mystérieuse de l’Incarnation ? […]
“Vie et mort de l’image” Régis Debray Folio essais 1992

L’Occident a le génie des images parce qu’il y a 20 siècles est apparue en palestine une secte hérétique juive qui avait le génie des intermédiaires. Entre Dieu et les pécheurs, elle intercala un moyen terme : dogme de l’Incarnation. C’est donc qu’une chair pouvait être, ö scandale, le “tabernacle du Saint-Esprit”. D’un corps divin, lui même matière, il pouvait par conséquent y avoir image matérielle. Hollywood vient de là, par l’icône et le baroque.
Tous les monothéismes sont iconophobes par nature, et iconoclastes par moments. L’image est pour eux un accessoire décoratif, allusif au mieux, et toujours extérieur à l’essentiel.
[...] Mais le christianisme a tracé la seule aire monothéiste où le projet de mettre les images au service de la vie intérieure n’était pas [...] sacrilège.
[...] Il s’en est fallu de peu que l’iconoclasme byzantin (et dans une moindre mesure, calviniste, huit siècles plus tard), ne ramène la brebis égarée dans le troupeau.
[...] YHWH se dit un jour : “faisons l’homme à notre image”.
mais cela fait il dit : “Tu ne feras pas d’idoles” (Exode 20, 4).
Et à Moïse, il ajoute : “tu ne saurais contempler ma face, car il n’est mortel qui me puisse contempler et demeurer en vie”. (Exode, 33, 30)
Le vrai dieu de l’écriture s’écrit en consonnes, l’imprononçable tétragramme ne se regarde pas.
[...] Comble du ridicule : la statue sacrée. Qu’est-ce qu’un Dieu qui se casse en morceaux, qu’on peut jeter à terre ? Quel être infini peut se laisser circonscrire dans un volume ? Le Temple est vide, comme l’Arche.
[...] Seule la parole peut dire la vérité, la vision est puissance de faux.
[...] L’œil est l’organe biblique de la tromperie et de la fausse certitude, par la faute duquel on adore la créature au lieu du Créateur, on méconnaît l’altérité radicale de Dieu, ramené au statut commun du corruptible, oiseau, homme, quadrupède ou reptile.
[...] La Bible accouple clairement la vue au péché. “la femme vit que l’arbre était bon à manger, agréable à la vue, ...” (Genèse 3). Eve en a cru ses yeux, le serpent l’a fascinée, et elle a succombé à la tentation.
[...] L’optique est pécheresse : séduction et convoitise ...
[...] Le tandem apparence/concupiscence aura la vie dure, même en plein christianisme.
[...] La persécution puritaine des images, derrière le refus de les adorer, ne va jamais sans une répression sexuelle plus ou moins avouée, ni la relégation sociale des femmes. Le mot détache, l’image attache. A un foyer, un lieu, une habitude.
[...] Les monothéismes du Livre sont des religions de pères et de frères, qui voilent filles et sœurs pour mieux résister à la capture par l’impure image.
[...] L’iconoclaste est en règle générale un ascète investi d’une mission purificatrice, soit tout le contraire d’un homme de paix.

[...] La légitimité des images dans le christianisme a été tranchée sur le fond, en plein milieu de la sanglante querelle des images, au deuxième concile de Nicée, en 787. cette décision ne marqua pas la fin de la guerre civile, qui dura jusqu’en 843, “triomphe de l’Orthodoxie”. deux parties s’affrontaient depuis plus d’un siècle dans le monde Byzantin : les ennemis des images, iconomaques ou iconoclastes, plus nombreux dans le clergé séculier, la Cour et l’armée et leurs partisans, iconophiles et iconodules, plus nombreux dans le clergé régulier, moines et évêques.
Le décret adopté par les Pères conciliaires stipule que non seulement n’est pas idolâtre celui qui vénère les icônes du Christ, de la vierge, des anges et des saints parce que “l’hommage rendu à l’icône va au prototype”, mais que refuser cet hommage “reviendrait à nier l’Incarnation du Verbe de Dieu”.
Ce septième et dernier concile œcuménique fut le dernier auquel aient participé ensemble Occident et Orient Chrétiens.
Il a inversé la primauté absolue de la Parole sur l’Image propre au Judaïsme, en attestant l’influence de la culture visuelle des Grecs sur les chrétiens.
La première décision conciliaire légitimant la figuration de la grâce et de la Vérité à travers l’image du Christ, en 692, avait fondé le dogme des images sur celui de l’Incarnation.

[...] La vague iconoclaste lancée par Léon III à Byzance au début du VIIIe siècle a été la dernière grande hérésie touchant au dogme de l’incarnation. Elle ne le niait pas, bien-sûr, mais en donnait une interprétation limitative (n’admettant, par exemple, pour traductions autorisées du Mystère que le symbole de la croix, l’eucharistie et le gouvernement). Corps et image, répond l’orthodoxie font pléonasme. Tout vient ou se refus ensemble.

[...] (L’icône est donc acceptée comme métaphore de Dieu). mais comme le Christ, l’image fabriquée est un paradoxe. Une réalité physique encombrante, qui se nettoie, se transporte, se stocke, se protège.
[...] Mais son être ne se réduit pas à une somme d’éléments matériels : un tableau, c’est plus qu’une toile colorée. Comme une hostie est plus qu’un bout de pain.
[...] Ceci n’est pas une planche de bois encaustiquée et pigmentée, ceci est une Crucifixion.
[...] Métaphore effective qui fait critère.
[...] La ligne de partage se retrouve au sein de la Réforme. Luther admet le sacrement de la Cène ; il condamne aussi les iconoclastes comme Carlstadt, son émule, qui, refusant absolument le sacrifice de la messe, refuse absolument l’accès au temple à la moindre image. Calvin, qui fait de la Cène un pur symbole, une simple métaphore, tient la transsubstantiation catholique pour un honteux tour de passe-passe, et sa condamnation des images est beaucoup plus rigoureuse que celle de Luther.
[...] Toute image charnelle du Christ est à ses yeux une idole et l’art, dit-il, ne peut rien enseigner quand à l’invisible. Il ne peut et doit montrer que les “choses que l’on voir à l’œil”.
[...] Rompre totalement avec les images est un luxe qu’aucun homme d’autorité ne peut s’offrir. Luther est trop fin politique, et trop respectueux de l’ordre établi, pour verser dans l’iconoclasme de son ultra gauche. Il biaise, insiste sur la pédagogie de l’image comme complément nécessaire de la parole de Dieu, distingue subtilement en Christ et Crucifix. Il prend soin de rester l’ami de Cranach (qui illustre sa traduction du Nouveau testament) et de Dürer. Ils sait trop, face à la papauté, que le pouvoir se conquiert par la gauche mais s’exerce au centre, par la médiation des gravures pieuses. Las d’admonester dans son propre camp les illuminés, les puristes, les fanatiques briseurs d’images, il enjoint les autorités de les faire exterminer sans phrases. Quoique plus rigoureux sur le fond, Calvin maintient une prudente ambiguïté : en dehors des images des saints et des lieux de culte, l’usage privé et profane est permis. Un fondateur d’Etat ne pouvait agir autrement.

[...] En attendant, pour les grecs, plus c’est beau, plus c’est louche. L’image étant un déficit d’être, et donc de vérité, plus elle est séduisante, plus elle est malfaisante.
[...] Il est vrai que cette religion grecque était inimaginable sans images, mais ces images sont encore plus inimaginable sans elle (beau chiasme). Peut-on vanter leur caractère anthropomorphe, l’humanité révolutionnaire de cette plastique sans rappeler qu’elle avait pour fin de rapprocher les hommes du surnaturel ? les Grecs étaient fiers à juste titre de leurs vases, de leurs statues, de leurs décorations murales, par quoi ils se distinguaient des Barbares, desservants de cultes dépourvus de figures humaines. les perses ne savaient pas, les pauvres, que les dieux et les humains sont de la même pâte. Eux, oui. Mais le corps grec a une valeur parce qu’il participe au modèle divin, non l’inverse.

[...] Apparu chez les flamands, le paysage s’est épanoui en Hollande. Sa peinture, descriptive plus que narrative, était moins asservie que sa rivale italienne à une culture mythologique, littéraire ou cléricale. Prohibant la peinture religieuse, Calvin ne laissait d’autre pâture aux peintres que le monde profane. L’image pieuse, interdite, restait la nature morte et vivante. A Amsterdam et autour, le marchand émancipé par l’argent, relativement tolérant, se sent habilité à explorer son propre pays avec ses nouveaux appareils de vision, comme cette camera obscura inventée au siècle précédent.
[...] Veermer de Delft se plante devant Delft pour faire, sa petite machine optique aidant, “le plus beau tableau du monde”. Sidérante approximation du beau où s’indique une révolution de l’esprit.
Voir l’ici-bas, autour de soi, accommoder sur le tout-prôche, privilège, miracle, folie, n’est pas un réflexe mais une conquête. Du concret sur l’abstrait, ou plutôt de la particularité sur la généralité.

[...] Un orthodoxe prie son icône les yeux fermés parce qu’il porte l’icône du Christ en lui.
“l’image interdite” Alain Besançon Folio Essais 1994
[...] Le judaïsme semble toujours au bord de l’incarnation. C’est pourquoi le peuple juif a besoin de commandements de son Dieu pour résister à la tentation d’en faire ou de s’en faire une image. Dans l’Islam, l’image est rendue inconcevable à cause de la notion métaphysique de Dieu. Il suffit de faire acte de soumission (islam) à ce Dieu pour que l’association (shirk) à Dieu de tout notion extérieure à son essence, de toute personne (comme chez les chrétiens), a fortiori de toute matière, soit perçue avec horreur comme une atteinte à l’unité, comme un retour au polythéisme.
C’est l’idée même de Dieu qui écarte sa représentation, idée qui est contenue dans la sourate CXII, confession de foi par excellence de l’Islam :
Dis :
“Lui, Dieu est un !
Dieu !
L’impénétrable !
Il n’engendre pas,
Il n’est pas engendré ;
nul n’est égal à lui !”
“Impénétrable signifie entre autres “qui n’a point de creux”, négation de tout mélange et de toute possible division en parties, dense, opaque, comme une falaise sans fissure. Dieu est pour le Musulman comme est l’Islam lui-même pour le non-croyant : une forteresse sans portes ni fenêtres. Ainsi, il n’est pas besoin de commandements : la soumission à Dieu décourage toute velléité de reproduire par un acte de la main sa calcinante transcendance.

[...] Pourtant, de même que la mosquée et la prière sont orientées vers la Mecque, de même que par le pèlerinage le musulman anticipe le retour à Dieu qui l’attend à sa mort, tout l’art, même dans un simple tapis, semble tourné vers la transcendance inaccessible et destiné à y conduire l’attention. Un maître soufi déclare : “Je n’ai jamais vu autre chose sans voir Dieu en elle.” Et un autre : “Je n’ai jamais vu autre chose que Dieu.” On dirait que l’invisibilité de Dieu entraîne l’invisibilité des choses faites pour être vues, des choses terrestres, sauf à les voir sous le mode de l’invisibilité divine. Dans l’art byzantin posticonoclaste, il n’y a plus d’art que du sacré, et c’est le profane qui devient irreprésentable, ou du moins irreprésenté. Dans l’art musulman, l’art sacré n’existe que caché sous un art profane, qui en fait est vidé de sa condition profane : deux démarches opposées, et secrètement équivalentes. Dans un cas, le terrestre est évacué, dans l’autre, il est transmué au creuset de la contemplation divine.
Tout signe graphique, toute œuvre d’art renvoie à Dieu, regarde dans sa direction sans espérer jamais le rejoindre.

[...] Cependant, de tous les arts musulmans, celui qui exhorte le plus directement le croyant à se tourner vers Dieu, c’est l’architecture de la mosquée. Elle est, strictement, aniconique. Mais, par sa vacuité grandiose, elle symbolise l’essence du message coranique. Or, à partir du Xe siècle environ, ce message s’inscrit sur le mur lui-même. la parole révélée, calligraphiée ou peinte, sculptée dans la pierre ou le stuc, ponctue les articulations essentielles du monument.
[...] La parole, ou plutôt l’écriture, est projetée dans l’espace architectural (ce que les juifs n’avaient jamais fait de la Torah), espace qui devient l’icône sans visage, autorisée par les deux degrés qui la séparent du Divin.

[...] La destruction, en 726, du Christ de la Chalcé, image protectrice de Constantinople, placée au-dessus de la porte de bronze du palais impérial, peut se comparer à l’affichage des thèses de Luther sur le portail de l’église de Wittenberg : elle a la valeur d’une réforme. L’iconoclasme s’est pensé lui-même comme une purification de l’Eglise, comme un retour à sa tradition véritable, corrompue par l’iconolâtrie.

[...] L’interdit biblique est net, et il y avait honte à se le voir rappeler par les juifs et les musulmans. Comme tout mouvement de réforme, l’iconoclaste est soutenu par une ferveur belliqueuse, et le signe de ralliement est tout trouvé : abattons les idoles, brûlons les images.

[...] Le premier dimanche de Carême, le 11 mars 843, fut célébrée pour la première fois la fête désormais annuelle du rétablissement de l’orthodoxie. Au canon des matines, on chante : “Nous peignons les images, nous les vénérons de notre bouche, de notre cœur, de notre volonté, celles du Christ et celles des Saints. l’honneur et la vénération adressés à l’image remontent au prototype : c’est la doctrine des pères inspirés de Dieu”.

[...] mais allons tout de suite au décret de Trente. l’Eglise avait essuyé déjà la critique vive, mais hésitante, susceptible de reprise, finalement assez tolérante, de Luther, puis l’offensive redoutable de Calvin, aussitôt prolongée par un bris général d’image dans l’Angleterre d’Edouard VI, étendu encore par Élisabeth. Celle-ci demande aux “visiteurs” d’examiner “si on a détruit tous les tabernacles et les décorations; tous les autels, chandeliers, reliquaires et chandelles, peintures, tableaux et tous les autre monuments de faux miracles, pèlerinage, idolâtrie et superstition, afin qu’il ne subsiste aucune trace des mêmes sur les murs, sur les vitres des fenêtres et en tout autre lieu à l’intérieur des églises et des maisons”. Ils devront même vérifier si le décret a été appliqué dans les maisons particulières, renchérissant ainsi sur Calvin lui-même, qui ne pensait qu’à la pureté du temple.

[...] Le “Carré blanc sur fond blanc” de Malévitch, exposé en 1918 parvient à effacer l’image représentative. Par quelles voies, il y en a plusieurs. parmi elles, les motifs religieux, implicites ou explicites, permettent de joindre la naissance de l’art dit abstrait à une poussée iconoclaste, au sens propre et “historique” du terme.

[...] L’iconoclasme de Kandinsky a un rapport lointain avec l’iconoclasme antique et médiéval ; plus proche avec l’iconoclasme moderne, mais qui doit être précisé. ce rapport se trouve dans l’attitude générale de l’artiste envers son œuvre. Elle est marquée par un esprit de gravité et de sérieux. Ce qu’il reproche à la peinture du XIXe siècle, réaliste ou naturaliste, c’est d’abord sa futilité. peindre ce monde ne vaut pas une heure de peine. Rien ne vaut d’être représenté que l’absolu.
Cela paraît être le contraire de l’iconoclasme, puisque celui-ci renonce à la figuration du Divin, comme attentatoire à sa majesté, mais accepte la représentation des choses, comme honnête récréation et même indirectement (chez Calvin par exemple) comme une louange au Créateur à travers l’honneur rendu à ses créatures et à travers le travail de l’homme. kandinsky prétend rendre, par les moyens de l’abstraction — qui est en soi une façon de se détacher de l’apparence et de se rapprocher de l’essence —, la structure intime du monde. Il suppose qu’en s’enfonçant dans son moi, guidé par la “nécessité intérieure”, il atteint vraiment les rythmes fondamentaux, la pulsion même du cosmos, auquel ce moi est mystérieusement accordé. En ce sens, Kandinsky est un iconodule parfait, un iconographe, au sens le plus exigent.
[...] Mais l’œuvre rédemptrice n’est pas assurée par le Divin auquel l’œuvre de l’artiste rend grâce, louange, honneur, mais par l’artiste lui-même, à qui revient de tirer le “triangle spirituel” de l’humanité, à la pointe duquel il se tient dans un isolement superbe et périlleux. Et nous voici à la limite où l’iconodulie s’exténue et se perd.

[...] Malévitch : “je suis métamorphosé en zéro des formes, je suis arrivé au-delà du zéro à la création, c’est à dire au suprématisme, nouveau réalisme pictural, création non-objective.”
“Zéro” : c’est la négation des objets ou sujets, et c’est le moyen de sortir du “zéro de la création” que signifie l’esclavage de la figuration. “Au-delà du zéro” s’ouvre le royaume de la création autonome : car le suprématisme est un “réalisme pictural”, c’est à dire la construction d’une nouvelle réalité. le “sauvage” et le “singe”, c’est à dire l’imitateur des formes est “vaincu”. mais la forme minimale que manifeste le carré manifeste aussi une victoire de la “raison intuitive” sur le sentimentalisme de l’ancienne peinture ou sur le subconscient des précurseurs futuristes. Un nouvel homme vient d’apparaître, “la face de l’art nouveau”, et donc une “nouvelle civilisation”. C’est une révolution cosmique. La surface-plan est née. “Chaque forme est un monde”.

[...] Malévitch avait pris soin de suspendre son carré noir à une place élevée dans un coin de la salle d’exposition, ce qui, pour tout russe, signifiait qu’il l’avait placé dans le “coin rouge”, le lieu réservé des saintes icônes.
Est-ce hasarder une interprétation abusive que d’imaginer que le carré noir a quelque rapport avec le divin que Moïse ne peut “voir” que par derrière, et le carré blanc, avec la vision du face à face ? [A rapprocher des commentaires de Didi-Huberman sur la fresque de Fra Angelico] de toute façon, on ne peut rien voir. L’idée extraordinairement haute et ambitieuse que Malévitch se faisait de la peinture, de la mission du peintre, du salut transcendant qu'il promet est propre à décourager la figure, à disqualifier l’imitation. Dignité infinie de l’objet à peindre, indignité des moyens de la figuration, extase mystique et intuition directe du divin à la pointe extrême de la conscience, nous reconnaissons (dans les écrits fiévreux de Malévitch) les constantes de l’iconoclasme.