L'insurrection qui vient

Note de lecture

L'insurrection qui vient

Comité invisible ; Éditions La fabrique 2007

(...) En fait de solution,la pression pour que rien ne se passe, et avec elle le quadrillage policier du territoire, ne vont cesser de s'accentuer. Le drone qui, de l'aveu même de la police, a survolé le 14 juillet dernier la Seine-Saint-Denis dessine le futur en couleur plus franches que toutes les brumes humanistes. Que l'on ait pris le soin de préciser qu'il n'était pas armé énonce assez clairement dans quelle voie nous sommes engagés. (...)

(...) « 1 AM WHAT 1 AM. » Jamais domination n'avait trouvé mot d'ordre plus insoupçonnable. Le maintien du Moi dans un état de demi-délabrement permanent, dans une demi-défaillance chronique est le secret le mieux gardé de l'ordre des choses actuel. Le Moi faible, déprimé, autocritique, virtuel est par essence ce sujet indéfiniment adaptable que requiert une production fondée sur l'innovation, l'obsolescence accélérée des technologies, le bouleversement constant des normes sociales, la flexibilité généralisée. Il est à la fois le consommateur le plus vorace et, paradoxalement, le Moi le plus productif, celui qui se jettera avec le plus d'énergie et d'avidité sur le moindre projet, pour revenir plus tard à son état larvaire d'origine.

« CE QUE JE SUIS », alors ? Traversé depuis l'enfance de flux de lait, d'odeurs, d'histoires, de sons, d'affections, de comptines, de substances, de gestes, d'idées, d'impressions, de regards, de chants et de bouffe. Ce que je suis ? Lié de toutes parts à des lieux, des souffrances, des ancêtres, des amis, des amours, des événements, des langues, des souvenirs, à toutes sortes de choses qui, de toute évidence, ne sont pas moi. Tout ce qui m'attache au monde, tous les liens qui me constituent, toutes les forces qui me peuplent ne tissent pas une identité, comme on m'incite à la brandir, mais une existence, singulière, commune, vivante, et d'où émerge par endroits, par moments, cet être qui dit «je». Notre sentiment d'inconsistance n'est que l'effet de cette bête croyance dans la permanence du Moi, et du peu de soin que nous accordons à ce qui nous fait.

Il y a un vertige à voir ainsi trôner sur un gratte- ciel de Shanghaï le «I AM WHAT 1 AM» de Reebok. L'Occident avance partout, comme son cheval de Troie favori, cette tuante antinomie entre le Moi et le monde, l'individu et le groupe, entre attachement et liberté. La liberté n'est pas le geste de se défaire de nos attachements, mais la capacité pratique à opérer sur eux, à s'y mouvoir, à les établir ou à les trancher. La famille n'existe comme famille, c'est-à-dire comme enfer, que pour celui qui a renoncé à en altérer les mécanismes débilitants, ou ne sait comment faire. La liberté de s'arracher a toujours été le fantôme de la liberté. On ne se débarrasse pas de ce qui nous entrave sans perdre dans le même temps ce sur quoi nos forces pourraient s'exercer.

«I AM WHAT 1 AM», donc, non un simple mensonge, une simple campagne de publicité, mais une campagne militaire, un cri de guerre dirigé contre tout ce qu'il y a entre les êtres, contre tout ce qui circule indistinctement, tout ce qui les lie invisiblement, tout ce qui fait obstacle à la parfaite désolation, contre tout ce qui fait que nous existons et que le monde n'a pas partout l'aspect d'une autoroute, d'un parc d'attraction ou d'une ville nouvelle : ennui pur, sans passion et bien ordonné, espace vide, glacé, où ne transitent plus que des corps immatriculés, des molécules automobiles et des marchandises idéales. (...)

(...) Les grands patrons qui ne sont pas issus de la noblesse d'état façon Polytechnique-ENA sont les parias du monde des affaires où l'on admet, en coulisse, qu'ils font un peu pitié. Bernard Tapie est leur héros tragique : adulé un jour, en taule le lendemain, intouchable toujours. Qu'il évolue maintenant sur scène n'a rien d'étonnant. En le contemplant comme on contemple un monstre, le public français le tient à bonne distance et, par le spectacle d'une si fascinante infamie, se préserve de son contact. (...)

(...) Là réside le paradoxe actuel : le travail a triomphé sans reste de toutes les autres façons d'exister, dans le temps même où les travailleurs sont devenus superflus. Les gains de productivité, la délocalisation, la mécanisation, l'automatisation et la numérisation de la production ont tellement progressé qu'elles ont réduit à presque rien la quantité de travail vivant nécessaire à la confection de chaque marchandise. Nous vivons le paradoxe d'une société de travailleurs sans travail, où la distraction, la consommation, les loisirs ne font qu'accuser encore le manque de ce dont ils devraient nous distraire. La mine de Carmaux, qui se rendit célèbre pendant un siècle pour ses grèves violentes, a été reconvertie en Cap Découverte. C'est un « pôle multiloisir » où l'on fait du skateboard et du vélo, et qui se signale par un "musée de la mine" dans lequel on simule des coups de grisou pour les vacanciers. (...)

(...) Les centres historiques, longtemps sièges de la sédition, trouvent sagement leur place dans l'organigramme de la métropole. Ils y sont dévolus au tourisme et à la consommation ostentatoire. Ils sont les îlots de la féerie marchande, que l'on main- tient par la foire et l'esthétique, par la force aussi. La mièvrerie étouffante des marchés de Noël se paye par toujours plus de vigiles et de patrouilles de municipaux. Le contrôle s'intègre à merveille au paysage de la marchandise, montrant à qui veut bien la voir sa face autoritaire. L'époque est au mélange, mélange de musiquettes, de matraques télescopiques et de barbe à papa. Ce que ça suppose de surveillance policière, l'enchantement ! (...)

(...) Tout est à renverser dans les discours écologistes. Là où ils parlent de « catastrophes » pour désigner les dérapages du régime actuel de gestion des êtres et des choses, nous ne voyons que la catastrophe de son si parfait fonctionnement. La plus grande vague de famine connue jusqu'alors dans la zone tropicale (1876-1879) coïncide avec une sécheresse mondiale, mais surtout avec l'apogée de la colonisation. La destruction des mondes paysans et des pratiques vivrières avait fait disparaître les moyens de faire face à la pénurie. Plus que le manque d'eau, ce sont les effets de l'économie coloniale en pleine expansion qui ont couvert de millions de cadavres décharnés toute la bande tropicale. Ce qui se présente partout comme catastrophe écologique n'a jamais cessé d'être, en premier lieu, la manifestation d'un rapport au monde désastreux. Ne rien habiter nous rend vulnérables au moindre cahot du système, au moindre aléa climatique. Pendant qu'à l'approche du dernier tsunami les touristes continuaient de batifoler dans les flots, les chasseurs-cueilleurs des îles se hâtaient de fuir les côtes à la suite des oiseaux. Le paradoxe présent de l'écologie, c'est que sous prétexte de sauver la Terre, elle ne sauve que le fondement de ce qui en a fait cet astre désolé. (...)

(...) C'est dans les dysfonctionnements, les courts-circuits du système qu'apparaissent les éléments de réponse logiques à ce qui pourrait cesser d'être un problème. Parmi les signataires du protocole de Kyoto, les seuls pays à ce jour qui remplissent leurs engagements sont, bien malgré eux, l'Ukraine et la Roumanie. Devinez pourquoi. L'expérimentation la plus avancée à l'échelle mondiale en fait d'agriculture « biologique » se tient depuis 1989 sur l'île de Cuba. Devinez pourquoi. C'est le long des pistes africaines, et pas ailleurs, que la mécanique automobile s'est élevée au rang d'art populaire. Devinez comment.(...)

(...) Notre dépendance à la métropole — à sa médecine, à son agriculture, à sa police — est telle, à présent, que nous ne pouvons l'attaquer sans nous mettre en péril nous-mêmes. C'est la conscience informulée de cette vulnérabilité qui fait l'autolimitation spontanée des mouvements sociaux actuels, qui fait redouter les crises et désirer la "sécurité". (...)

(...) Voir la gueule de ceux qui sont quelqu'un dans cette société peut aider à comprendre la joie de n'y être personne. (...)

(...) Aucun ordre social ne peut durablement se fonder sur le principe que rien n'est vrai. Aussi, il faut le faire tenir. L'application à toute chose, de nos jours, du concept de «sécurité» exprime ce projet d'intégrer aux êtres mêmes, aux conduites et aux lieux l'ordre idéal à quoi ils ne sont plus prêts à se soumettre. «Rien n'est vrai» ne dit rien du monde, mais tout du concept occidental de vérité. La vérité, ici, n'est pas conçue comme un attribut des êtres ou des choses, mais de leur représentation. Est tenue pour vraie une représentation conforme à l'expérience. La science est en dernier ressort cet empire de l'universelle vérification. Or toutes les conduites humaines, des plus ordinaires aux plus savantes, reposent sur un socle d'évidences inégalement formulées, toutes les pratiques partent d'un point où choses et représentations sont indistinctement liées, il entre dans toute vie une dose de vérité qu'ignore le concept occidental. On peut bien parler, ici, de «vrais gens», c'est invariablement pour se moquer de ces pauvres d'esprit. De là que les Occidentaux sont universellement tenus par ceux qu'ils ont colonisés pour des menteurs et des hypocrites. De là qu'on leur envie ce qu'ils ont, leur avance technologique, jamais ce qu'ils sont, que l'on méprise à juste titre. On ne pourrait enseigner Sade, Nietzsche et Artaud dans les lycées si l'on n'avait disqualifié par avance cette notion-là de vérité. Contenir sans fin toutes les affirmations, désactiver pas à pas toutes les certitudes qui viennent fatalement à se faire jour, tel est le long travail de l'intelligence occidentale. La police et la philosophie en sont deux moyens convergents quoique formellement distincts. (...)

(...) L'affaire n'est pas simple, car à mesure que l'on attend de la population un surcroît de travail policier - de la délation à rengagement occasionnel dans les milices citoyennes -, les forces de police se fondent dans la foule. Le modèle passe-partout de l'intervention policière, même en situation émeutière, c'est désormais le flic en civil. L'efficacité de la police lors des dernières manifs contre le CPE venait de ces civils qui se mêlaient à la cohue, attendant l'incident pour se dévoiler : gazeuse, matraque, flashball, interpellation ; le tout en coordination avec les services d'ordre des syndicats. La simple possibilité de leur présence suffit à jeter le soupçon parmi les manifestants : qui est qui ?, et à paralyser Faction. Etant admis qu'une manifestation n'est pas un moyen de se compter mais bien un moyen d'agir, nous avons à nous doter des moyens de démasquer les civils, les chasser et le cas échéant leur arracher ceux qu'ils tentent d'arrêter. (...)

(...) Chaque acte de harcèlement ranime cette vérité, énoncée en 1842 : «La vie de l'agent de police est pénible ; sa position au milieu de la société aussi humiliante et méprisée que le crime même [...] La honte et l'infamie l'enserrent de toutes parts, la société le chasse de son sein, l'isole comme un paria, lui crache son mépris avec sa paie, sans remords, sans regrets, sans pitié [...] la carte de police qu'il porte dans sa poche est un brevet d'ignominie. » Le 21 novembre 2006, les pompiers en manifestation à Paris ont attaqué les CRS à coups de marteau et en ont blessé quinze. Cela pour rappeler qu'« avoir la vocation d'aider» ne pourra jamais être une excuse valable pour intégrer la police. (...)