Storytelling - Christian Salmon

Storytelling saison 1 Chronique du monde contemporain
Christian Salmon - Les prairies ordinaires 2009

p 9
Les outils conceptuels longtemps en vigueur et basés pour la plupart sur la notion d'idéologie, ne suffise plus à saisir les modes contemporains du fonctionnement du pouvoir. Le concept de "spectacle", qui postule un spectateur passif, aliéné dans la consommation, plongé dans un sommeil artificiel pour ainsi dire par le médium du Spectacle, ne permet pas de comprendre le caractère "mobilisateur" des nouvelles techniques de pouvoir. Comme le démontre aujourd'hui la crise mondiale, le pouvoir opère désormais dans des conditions insécuritaires qui l'obligent à gouverner au ras du social, en tentant d'orienter des flux incohérents et chaotiques, financiers et humains, matériels et symboliques. Il doit pour cela piloter à vue, se rendre maître, au jour le jour, d'une opinion fluide, insaisissable. Il ne s'agit plus de contrôler une société organisée sur le modèle disciplinaire, mais de réguler des rythmes, d'ordonner des séquences sous la forme de véritables "engrenages" narratifs. L'essor des NTIC rend possible une saturation de pus en plus intense du champ social par des codages médiatisés qui prennent la forme de micro-récits inducteurs (récits utiles et fictions efficaces) qui on le pouvoir de pénétrer dans les recoins les plus intimes de la vie des individus afin de guider leur conduite et de stimuler leur participation.

p 31 - 32
Jean-François Lyotard parlait de la "fonction hypnotique de la forme" à propos des grands récits d'émancipation... Les grands récits ont disparu, mais la "fonction hypnotique de la forme" continue de s'exercer : l'annonce du lendemain y suffit, la promesse d'un jour nouveau. C'est l'éloge du fameux "mementum" devenu un "karma" de la campagne américaine [investitures présidentielles 2008], le moment décisif de l'envol du héros vers une candidature suprême. 3hillary Clinton annonce, ne craignant pas la tautologie, qu'elle sera présidente dès le premier jour. Et Barack Obama affirme sans risque d'être contredit : "Quelque chose est en train de se passer ici."

p 37-40
Récit de la misère.
Misère du récit.
C'est une opinion largement partagée, et qui a pour elle l'évidence du bon sens: la pauvreté dans le monde serait muette, occultée, pour tout dire honteuse. Refoulés aux limites de l'invisibilité, les pauvres accompagneraient, tels des intouchables, la croissance et le développement. C'était sans doute vrai. Cela ne l'est plus. La pauvreté est depuis une dizaine d'années le sujet d'une scrupuleuse attention de la part des organisations internationales.
On l'examine, on la mesure, on la dissèque. Elle est le sujet d'innombrables congrès et a suscité une prolifération de discours, d'analyses et de récits.
Ce n'est sans doute pas un hasard si les deux prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz et Amartya Sen, chargés par le président de la République de réfléchir à de nouveaux instruments de mesure de la croissance, sont aussi des experts de la pauvreté dans le monde. Selon la Banque mondiale, la pauvreté extrême voisine avec l'abondance. Sur les 6 milliards d'habitants de la planète, 2,8 milliards, soit presque la moitié, ont moins de deux dollars par jour pour vivre. Instruite par l'échec des politiques d'ajustement structurel imposées aux pays du sud, la Banque mondiale a décidé dans les années 1990 de s'engager dans une redéfinition de ses objectifs et de ses missions. James Wolfensohn, dès son arrivée à la tête de la Banque mondiale, veut en faire la « banque du savoir », capable de recueillir et de diffuser les récits des pauvres et leurs « bonnes pratiques » , seule manière selon lui de « vaincre la pauvreté » .
« Les pauvres veulent faire entendre leur voix » , déclare-t-il en septembre 2000 en présentant les résultats d'une enquête de terrain internationale (Consultations with the poor ») commencée en 1998 auprès de 60 000 pauvres originaires de 60 pays et vivant dans plus de 260 communautés urbaines et villageoises. Le premier volume s'intitule « La Parole est aux pauvres. Écoutons-les ». Selon la Banque mondiale, en effet, « les pauvres sont les véritables experts sur le sujet [ ... ] Ils sont des "partenaires compétents" dans l'établissement du diagnostic de la pauvreté ... »
Philippe Roussin, chercheur au CNRS, souligne dans un article récent « les problèmes considérables d'ordre éthique et déontologique, méthodologique et épistémologique » que pose l'usage instrumental des récits de vie recueillis par la Banque mondiale (Communications n° 79) . La question est moins de savoir comment faire reculer la pauvreté, affirme-t-il, que de « savoir qui ils sont, de leur trouver une identité ou de leur en fournir une et de leur donner une visibilité pour espérer mettre en rapport demande d'aide et offre politique caritative ». Dans un monde où chacun est tenu de s'exprimer, de raconter et de vendre son histoire, la véritable misère serait d'être sans récit.
Rendre justice aux pauvres, c'est leur redonner une histoire. Les enquêteurs doivent s'efforcer « d'obtenir des aperçus sur les biographies et sur Tes histoires de vie d'au moins cinq individus ou familles ». Il s'agit d'obtenir les noms, les âges, la composition de la maisonnée, le récit « des événements ou des chocs majeurs de leur vie - tels qu'ils se les rappellent. .. » Par le biais des témoignages, les pauvres de « Voices of the Poor » retrouvent
un «visage humain». « Certains des pauvres qui s'expriment ont un don d'expression, souligne le rapport de la Banque mondiale. Ils utilisent des tournures admirables et décrivent leur monde avec autant de fraîcheur que de simplicité. » « La parole, constate Roussin, fait partie des indicateurs qui permettent de mesurer la valeur d'une personne sur le marché de l'emploi et du travail », ce qui rejoint les analyses des chercheurs J.-F. Laé, sur la demande sociale de récit biographique, et Didier Fassin, sur la psychologisation de la souffrance (Les Maux indicibles).
Roussin fait observer que les typologies de la pauvreté présentées dans le rapport sont reconstruites de manière naïve à partir d'extraits de citations mêlant deux acceptions de la vérité: « la vérité prouvée, démontrée, vérifiée à travers le raisonnement. .. et la vérité éprouvée, vécue intérieurement, ressentie et singulière » . La forme donnée à ces histoires de vie révèle « un parti pris de platitude narrative [ ... ] les citations sont présentés comme des demandes des pauvres: sous formes de vignettes, d'exempla, de récits de vie » qui sont en réalité préformatés au cours de la collecte et expriment largement les présupposés des responsables de l'enquête. «Cela n'est jamais aussi patent, écrit Roussin, que lorsqu'il est question du rôle et du périmètre de l'État considéré comme obsolète, étriqué et contraignant, quand l'inspiration néolibérale ne conduit pas à faire des pauvres les premiers critiques d'une institution présentée comme inefficace et presque toujours minée pàr la corruption. »
« La pauvreté est une chose étrange, écrit Robert McLiam Wilson dans Les Dépossédés. Elle est a-temporelle, internationale et apparemment permanente. Elle est tolérée, ignorée et supportée. C'est un fructueux terrain de chasse pour les sociologues, les économistes et les moralistes doctrinaires ... Nous avons faim du verbiage prolixe des docteurs en pauvreté. Ils nous intéressent. Les journaux publient leurs articles, la télévision el parle, la fiction la distord (mais pas autant que les gouvernements). On écrit des livres sur la pauvreté, puis on les lit. »

p 43
Les campagnes politiques se déroulent désormais dans un espace performatif où les arguments rhétoriques priment sur les programmes politiques et où les qualités exigées d'un futur président se déplacent du champ administratif, juridique, économique ou éthique vers celui de la rhétorique.

p 60-64
Autofiction
Dans un texte fameux, Roland Barthes avait hissé la DS Citroën au rang d'un nouveau mythe, qu'il comparait au navire Nautilus.
La nouvelle Fiat 500, élue voiture de l'année 2008, n'a pas les vertus de son ancêtre de chez Citroën, qui semblait flotter plutôt que rouler sur le macadam. Son design n'a rien de révolutionnaire, et les performances de son moteur ne dépassent pas celles de la modeste Panda, assemblée sur les mêmes chaînes de montage à Tychy, en Pologne. Quant aux innovations technologiques, elles se limitent, semble-t-il, à quelques gadgets électroniques, comme la possibilité de se faire lire ses mails et ses SMS par une voiX synthétique.
S'il y a mythe, ce n'est pas dans le produit qu'il faut le chercher. Mais dans l'histoire qu'il raconte: « La vie est faite de lieux et de gens qui définissent notre époque et toutes les expériences que nous vivons nous font grandir et mûrir » , déclare la pub de lancement de la Fiat 500, pendant que défilent des images de Mai 68, d'un concert de SOS Racisme ou de la chute du mur de Berlin. « Elles nous enseignent la différence entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre ce qu'il faut être et ne pas être » , et se succèdent à l'écran Gainsbourg chantant La Marseillaise le poing levé, le visage de Camus et la rappeuse Diam's. « Dans tout ça, certairies personnes et certaines choses se lient à nous de manière spontanée et inexplicable. Elles nous aident à nous exprimer, à nous réaliser [ ... J. La nouvelle Fiat, c'est aussi votre histoire ... »
Le mythe de la DS chez Barthes s'enracinait dans une prouesse technologique: la souplesse de sa suspension, l'assemblage parfait et invisible des pièces, unies comme les membres d'un seul corps, qui faisait disparaître les jointures, les charnières.
Trésor des transmissions invisibles. Dans le mythe de la Fiat 500, l'objet ne compte pas, ou très peu.
La voiture n'est plus conçue comme un assemblage de pièces, mais comme le produit d'un accouplement homme-machine. La nouvelle Fiat 500 est une machine à remonter le temps et à raconter les époques. Véritable boîte noire du demi-siècle passé.
Son site Internet est un atelier d'écriture destiné à recueillir les histoires des consommateurs. Une rubrique s'intitule « Feelings of 500 » : « Après avoir raconté ce que fut la Fiat 500, libérez maintenant vos idées pour raconter ce que vous imaginez et rêvez de faire avec la nouvelle 500 ! Continuez à écrire avec nous et avec les autres internautes ce fascinant récit. Prenez
la parole. » Pour Fiat, pas de doute: «Vous êtes un conteur ...
Racontez votre moment Fiat. Votre sensibilité Fiat. Vos expériences Fiat. La nouvelle Fiat n'est pas un simple véhicule à conduire, elle propose une expérience à vivre. »
« My life, my Card » [« Ma vie, ma carte »], proclamait déjà le slogan de la campagne American Express. « Votre société a-t-elle une histoire originale à raconter?, interroge Christian Budtz, auteur de Branding in Practice (2005) . Une histoire si honnête, si captivante et si unique que nous soyons prêts à payer pour en faire partie? » Selon le ·futurologue danois Rolf Jensen, d'ici à 2020, le prochain stade fondamental de développement sera « la société du rêve [ ... ] une culture de la consommation qui racontera des histoires à travers les produits que nous achetons » .
Une tendance du nouveau marketing mise en évidence par Tom Peters, auteur en 1997 d'un article resté célèbre, «The brand called you » [« La marque qui porte votre nom» J, dans lequel il affirmait que «nous sommes appelés à devenir les consommateurs de nous-mêmes ».
Finis les pin's, les porte-clés en tout genre et les autocollants. Le fétichisme de la marchandise prend des formes inédites.
Sur son site Internet, Fiat propose carrément aux amoureux de la nouvelle Cinquecento de se faire une «tête de 500 », pour reprendre le nom d'une rubrique du site, ouverte aux contributions des internautes. « Vous avez le type 500. Cela se voit sur votre visage. Choisissez le modèle que vous préférez. Et imitez-le avec une grimace, une pose ou une expression caractéristique.
Envoyez-nous la photo. » Toutes les cinq cents heures, un cliché est choisi et, grâce à un logiciel de morphing (une technique d'anamorphose qui permet de passer d'une image à une autre), le visage de l'heureux élu est changé en ... Fiat 500 !
Dans la partie galerie du site, on peut découvrir ainsi un homme qui distend sa bouche avec ses doigts jusqu'à se transformer en capot béant. Une adolescente exhibe fièrement son appareil dentaire avant de se muer en grille de calandre. Un Écossais de Glasgow aux couleurs de la firme Fiat finit encastré dans un logo. Le visage d'une jeune fille photographiée de profil s'allonge, comme pris de langueur, pour épouser la forme d'une roue surmontée d'un aileronjàune. Un visage de bébé, photographié par ses parents, se fond, sans qu'on sache pourquoi, dans une carrosserie de capot surmonté de six phares. Des couteaux se transforment en pare-chocs, des couettes de cheveux en portières, des yeux en pare-brise ou en rétroviseur ... Les objets et les expressions sont emportés dans une mue qui transforme toute chose en son devenir auto, une nouvelle genèse mythique sous les auspices de Fiat. Autofiction.
Les « marketeurs » ont bien compris le message des altermondialistes. Pour eux, « la vie n'est pas à vendre ». C'est la marchandise qui est à vivre. « Les carrosseries, les ailes, les
portières, les capots sont lisses, brillants, multicolores, écrivait déjà Robert Ilnhart dans L'Établi (1978). Nous les ouvriers, nous sommes gris, sales, fripés. La couleur, c'est l'objet qui l'a sucée. »

p 97-100
Obama et les signes (2)
« Les beaux livres, écrivait Marcel Proust, sont écrits dans une sorte de langue étrangère. » On pourrait en dire autant de toute forme d'expression humaine ... Et pourquoi pas du discours politique quand il ne se contente pas de mimer les idées reçues, qu'il est porteur d'une nouvelle langue et d'une nouvelle grammaire politique? L'ampleur des changements se mesure alors à la prolifération de signes nouveaux, parfois contradictoires, parfois convergents, mais difficiles à lire dans la langue politique traditionnelle car ils échappent au simple message des communicants et à la logique médiatique de la persuasion.
S'il y a un Bai-ack Obama que les médias ignorent obstinément, c'est bien l'Obama sémiologue, attentif aux signes et à leur circulation dans la médiasphère.
Dans L'Audace d'espérer (2007), il décrit par exemple comment une histoire fabriquée ou une fausse nouvelle « répétée inlassablement et lancée dans l'espace cybernétique à la vitesse de la lumière finit par devenir une particule de réalité, comment des caricatures politiques et des pépites de conformisme s'incrustent dans notre cerveau sans que nous ayons eu le temps de les examiner [ ... ]. » Un contexte, ajoute-t-il, qui « favorise non pas ceux qui ont raison, mais ceux qui, comme le service de presse de la Maison Blanche, peuvent présenter leurs arguments le plus bruyamment, le plus fréquemment, avec le plus d'obstination possible, et devant la meilleure toile de fond » .
Obama dénonce l'écart croissant « entre les paroles et les actes, un fossé qui corrompt le langage et la réflexion » et qui n'a cessé de se creuser depuis Ronald Reagan et « ses tours de prestidigitation verbale ». À peine élu au Sénat, assailli par les reporters et les commentateurs, il se demande « combien de temps il faut à un homme politique [ ... ] avant que le comité des scribes, des rédacteurs en chef et des censeurs n'élise résidence dans sa tête. [ ... ] Combien de temps pour se mettre à parler comme un politicien ? » .
L'avenir dira si Barack Obama est l'inventeur d'un nouvel idiome politique ou s'il n'en est que le simulacre, le simple avatar d'un Lincoln à l'ère de Second Life. Mais il serait absurde de nier qu'il incarne une nouvelle génération d'hommes politiques qui méritent d'être qualifiés de sémio-politiciens, porteurs de signes et de symboles plutôt que de programmes et de promesses, moins aptes à se « positionner » sur un arc traditionnel de forces politiques qu'à inspirer des manières nouvelles de penser le monde et de le changer.
C'est sans doute la clef de l'attraction qu'exerce sa candidature sur les jeunes Américains: son parcours raconte l'apprentissage difficile des signes, la quête d'une identité métisse, partagée « entre deux mondes, le noir et le blanc '>, chacun d'eux possédant « son propre langage, ses propres coutumes et ses propres structures », et la tentative de les réconcilier par « un effort de traduction >'. Obama, depuis son plus jeune âge, fut contraint à un usage intensif et attentif des signes. « Depuis la découverte effrayante que j'avais faite dans Li/e, celle de crèmes blanchissantes, écrit Barack Obama dans Les Rêves de mon père, j'avais fait connaissance avec le lexique en vigueur dans la communauté pour décrire les différentes façons d'être noir: les bons cheveux, les mauvais cheveux, les lèvres épaisses ou les lèvres fines. [ ... ] De fait, on n'était même pas certain que tout ce que nous pensions être une expression libre et sans entraves de notre identité noire - l'humour, les chants, la passe dans le dos - ait été librement choisi par nous. Au mieux, tout cela était un refuge, au pire un piège.»
Obama est beaucoup plus qu'un storyteller de génie. C'est un stratège de l'inconscient américain. Il a su faire de sa personnalité hybride, aux repères biographiques hétérogènes, une métaphore des nouvelles identités composites à l'ère de la mondialisation.
C'est pourquoi on ne peut analyser cet événement à la lueur des analogies historiques (Martin Luther King ou les Kennedy), mais dans l'espace, dépourvu de tout antécédent, de l'après-11 Septembre. Il tend à une Amérique désorientée un miroir où se recomposent des éléments narratifs dispersés.
Depuis le Il Septembre, les Républicains ont opéré un véritable retournement des idéaux-types américains: en criminalisant l'immigration, en bâtissant des murs aux frontières, en encadrant la liberté d'expression, en surcodant l'identité par la religion.
Obama fait l'inverse. À la rhétorique du conflit des civilisations, il oppose une autre syntaxe, celle des assonances et des conciliations, celle des identités métissées et des variations, l'identité ouverte de l'émigré à l'âge des déplacements. Son parcours d'Américain métis est un retour au récit américain des origines.
Avec Obama, c'est toute une Amérique qui retrouve ses repères perdus depuis le 11 Septembre: l'immigration, le voyage, le melting-pot, la frontière comme dimension vivante et positive.
Obama incarne une tentative de faire rebondir le récit américain mis à mal et de reconstruire l'identité d'un « peuple déjà spolié de son histoire, un peuple manquant souvent des moyens de rétablir cette histoire en la montrant sous une forme différente de celle qui apparaissait sur les écrans de télévision » .
Jean Genet, dans un tout autre contexte, en avait peut-être pressenti l'imminence. « Les Noirs en Amérique, disait-il, sont les signes qui écrivent l'histoire, sur la page blanche ils sont l'encre qui lui donne un sens. »

p 118-119
Un continent nouveau apparaît. On n'en discerne pas encore clairement les contours, mais on peut y repérer quatre entités ou régions principales :

1. Au niveau microéconomique de l'entreprise, le storytelling est investi par les techniques de production (<< storytelling management») et de vente (<< branding narratif ») qui permettent de produire, de transformer et de distribuer des marchandises. Il désigne des modes d'action et des dispositions de contrôle qui ont pour but de répondre à une crise générale de la participation et à la nécessité d'une mobilisation permanente des individus.
Ce sont des 'pratiques de configuration concrète des conduites: apprentissage, adaptation, formation, guidage et contrôle des individus, mais aussi gestion des flux émotionnels, des investissements affectifs, organisation du sensible.

2. Au niveau idéologico-politique, les récits sont utilisés pour capter l'attention, crédibiliser l'action des gouvernants, conquérir le pouvoir. .. L'objectif est d'engager les masses, de synchroniser et de mobiliser les individus et les émotions. C'est l'oeuvre des «storyspinners » des candidats et des agences de lobbying et de narration politique, dont l'actuelle convention démocrate à Denver offre le modèle.

3. Au niveau juridico-politique, le storytelling inspire de nouvelles techniques de pouvoir qui déterminent la conduite des individus, les soumettent à certaines fins par le quadrillage des territoires, la télésurveillance et le profilage narratif rendu possible par le croisement des fichiers. C'est l'équivalent de ce que Michel Foucault avait repéré et qualifié de « pouvoir d'écriture» à la naissance des sociétés disciplinaires (apparition des registres, des fichiers) et qui se prolongerait aujourd'hui à l'heure numérique par un « pouvoir de narration » capable non seulement d'enregistrer les allées et venues et les faits et gestes des individus, mais de prévoir leur comportement, de « profiler» leur histoire.

4. Au niveau individuel enfin, le succès des blogs fournit un exemple frappant de cet engouement pour les histoires. Selon Pew Internet & American Lite Project, il se crée un blog toutes les secondes. 77 % des blogueurs n'ont d'autre motivation que de raconter leur histoire. Le rapport, publié en juillet 2006, s'intitule: « Blogueurs: un portrait des nouveaux conteurs d'Internet. »
Comment interpréter ces flux d'histoires qui se répandent dans la médiasphère ?
Serait-ce le vieux besoin humain de se raconter, de s'identifier, de donner un sens à ses expériences à travers des récits, qui aurait trouvé, grâce à l'explosion d'Internet, un nouvel espace et un lectorat infiniment extensibles? Ou bien s'agit-il seulement d'une nouvelle mode managériale comme il en naît tous les dix ou quinze ans, qui aurait essaimé dans les sphères de la politique et des médias? Faut-il voir dans la multiplication des profilages narratifs qu'autorise le traçage généralisé des expériences dans des bases de données toujours plus intégrées, l'ombre menaçante d'un nouveau Big Brother, qui aurait bradé ses vieilles machines optiques de surveillance au profit des techniques de profilage et de simulation?

p 142-143
La financiarisation des économies, provoquée par la croissance des fonds de pension et des investisseurs institutionnels, a produit ce que l'économiste radical américain Bennett Harrison appelait le « capital impatient », des investisseurs qui ajustent leurs investissements à très court terme et se règlent non plus sur l'indicateur des dividendes, mais sur le cours de l'action.
Tout au long des années 1990, on a pu voir ainsi la valeur des titres s'émanciper des résultats de l'entreprise et des titres grimper dans des sociétés qui ne faisaient pas de bénéfices. Plus le monde de la finance s'éloignait des estimations rationnelles et des performances économiques, plus la communication des entreprises est devenue stratégique. Rendre une entreprise belle et désirable pour les investisseurs est devenu un élément important dans la gestion des nouvelles organisations. « Des pressions considérables se sont exercées sur des sociétés, écrit le sociologue Richard Sennett (La Culture du nouveau capitalisme, 2006), pour qu'elles paraissent belles aux yeux du voyeur de passage - la beauté institutionnelle consistant à présenter des signes de changement interne et de flexibilité, à apparaître comme une société dynamique ... » La « beauté » des organisations reposait sur des histoires qui parlaient de restructuration, de dégraissage, de délocalisation, composant ce qui fut le feuilleton des années 2000, celui de la nouvelle économie, une nouvelle manière de faire le capitalisme avec des idéaux-types tels que l'inévitabilité du changement, le désir d'une expérimentation constante et la nécessité du conflit créateur. .. C'est dans cette temporalité agressive que la performativité des histoires s'est révélée un outil indispensable à la communication financière.
Celle-ci s'est mise à singer l'industrie des médias, avec ses modes, ses stars et ses actions favorites classées comme des tubes. Enron en fit partie : un véritable mirage financier, producteur d'illusions non seulement pour ses salariés intéressés à la croyance, mais aussi pour les plus grandes banques du monde, les analystes financiers, les experts comptables et les actionnaires de Wall Street.

p 153
Les publicités se donnent à voir, les marques se donnent à vivre.