Pour en finir avec la querelle de l'art contemporain

Notes de lecture

Pour en finir avec la querelle de l’art contemporain
Nathalie Heinich (Éditions “ L’échoppe”)

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• Acception erronée du terme contemporain qui gagnerait à être pris au sens non pas d’un moment de l’évolution artistique, correspondant à une périodisation, mais d’un “genre” de l’art, analogue à ce que fut la peinture d’histoire à l’âge classique.
(Comme la musique contemporaine est un genre qui coexiste avec d’autres genres)

• Victor Olback considère que le propre de l’art contemporain est de mêler des disciplines hétérogènes — arts plastiques, musique, littérature, cinéma, vidéo)

• la transgression des frontières disciplinaire est une des dimensions de l’art contemporain.

RAISONNEMENT
- Il n’y a plus un seul monde de l’art (exemple, les salons)
- Il n’y a plus une seule définition de l’art
- Il n’y a plus un seul axe qui serait chassé par d’autre, mais plusieurs axes à la fois.

1- L’art ne soulève plus seulement des questions esthétiques (beau/pas beau), des questions de goût (aime/aime pas),

2 - mais des questions ontologiques, de classification (c’est ou ce n’est pas de l’art), d’intégration/exclusion (oui ou non cette proposition est une œuvre d’art?)

Ontologique : (métaphysique) relatif à l’être en tant que tel, indépendamment de ses déterminations particulières.

Le problème n’est plus que Duchamp (1)
  1. ferait ou non de la mauvaise peinture (on en accusait les impressionnistes (2)
  2. mais que ce qu’il fait n’est plus de la peinture, ni de la sculpture, tout en prétendant être de l’art.
C’est le sens de la plupart des polémiques suscitées par l’art contemporain (...) : la question de la beauté y est très peu présente, au profit d’interrogation ontologiques sur la nature de ce qui est vu (art authentique ou “foutaise”, “fumisterie”, “n’importe quoi”), d’interrogations éthiques sur la valeur des actes accomplis par l’artiste (dans quelle mesure a-t-il vraiment travaillé ? est-ce sincère ou est-ce cynique ?) et de son œuvre (les images montrées, les actes effectués, transgressent-ils les valeurs morales ?), voire d’interrogations politiques sur l’opportunité du soutien des pouvoirs publics (faut-il subventionner ou montrer telle ou telle proposition ?).

• Les amateurs d’art, voire les simples citoyens sans compétences ni intérêt particulier pour l’art sont donc souvent amenés à disqualifier une proposition artistique, non en tant qu’elle serait de mauvaise qualité, mais en tant que “ce n’est pas de l’art”.

• Chacun se sent légitime pour exprimer son avis.

• On peut distinguer trois façons très différentes de concevoir l’art aujourd’hui. On pourrait également dire qu’il s’agit de trois genre de l’art, 3 catégories hétérogènes.
  1. l’art classique
  2. l’art moderne
  3. l’art contemporain
Paradigmes pour les acteurs impliqués dans la défense de l’un ou de l’autre, genres pour l’observateur. Ces critères relèvent non de l’esthétique, mais de la sociologie.

Paradigme : exemple, modèle, choix indépassable.

1 - l’art classique
- repose sur la figuration
- règles académiques de rendu du réel (5)
(Balthus (3), portraits (4), paysages, petites galeries de province)
- le renom tend à demeurer local
C’est la dimension de la subjectivité qui fait la rupture avec l’art moderne

2 - l’art moderne
- Respect des matériaux traditionnels (peinture sur toile, châssis, sculpture sur socle)
- Repose sur l’expression de l’intériorité de l’artiste (caractère subjectif et personnel de la vision (impressionnisme (6), fauvisme (7), cubisme (8), abstraction (9), surréalisme (10),...)
C’est en cela que l’art moderne rompt avec un art classique où la personnalisation est toujours secondaire, voire problématique, par rapport à l’exigence première qu’était la mise en œuvre des standards de la représentation, des références communes.
  • Ambiguïté : qu’est-ce qui relève de l’intentionnalité de l’artiste, qu’est-ce qui relève de l’interprétation du spectateur ?
  • Ambiguïté levée par la dimension objectale de l’intériorité : authenticité, lien avec le corps de l’artiste. Ce lien est maintenu par l’utilisation de matériaux classiques (peinture, toile, crayon, terre, matière brute, ...) continuité entre le corps de l’artiste et l’œuvre réalisée
  • Médiation entre intériorité et expression extériorisée est elle-même d’ordre intérieure (références plastiques, schémas mentaux, routines gestuelles, habitudes corporelles).
Remarquons au passage que cette exigence d’intériorité en art, si prégnante dans notre culture que nous avons du mal à concevoir et accepter une expression artistique qui ne soit garantie par la subjectivité et le corps de l’artiste, n’est rien d’autre qu’un paradigme —le paradigme moderne — qui ne se sera imposé, somme toute, qu’un siècle et demi, en comptant large.
(Matta (11), Freud (12), Szafran (13), Kitaj (14), ...)

• Les artistes qui travaillent sur cette voie travaillent en involution, par l’approfondissement de voies déjà frayées par d’autres.

C’est la dimension de l’authenticité qui fait la rupture avec l’art contemporain

3 - l’art contemporain

- Travail non en involution, mais en évolution, investissant des voies inédites, propre à périmer ce qui le précède.
Duchamp est un précurseur, Yves Klein est un des pionniers. L’authenticité est mise à l’épreuve : subjectivité avec les monochromes, authenticité avec les anthropométrie. Il y a les ingrédients de la peinture classique et moderne, mais privé du passage de la main de l’artiste. Ainsi est né un nouveau genre. (14 K)
- Transgression systématique des critères artistiques propres au classique, au moderne et au contemporain même. Comme une partie de l’art moderne, mais radicale dans la transgression des cadres :
- disciplinaires (mélange d’expression plastique, littéraire, théâtral, musicale, cinéma, ...) (15)
- moraux
- juridiques
- matériaux (installations, vidéo, performance) (16)
L’art contemporain repose donc sur l’expérimentation de toute forme de rupture avec ce qui précède.

Rupture qui peut être reçue positivement (subversion critique ) ou négativement (effet de mode, originalité, notoriété à tout prix) (17)
Exemple de rupture mal reçue : lorsque l’art minimal ou l’art conceptuel rompent avec la subjectivité de l’expression ou lorsque les installations et performances rompent avec l’authenticité.

Art classique, art moderne et art contemporain se déclinent en sous-genres

1 - Art classique
- l’histoire (18)
- le portrait (19)
- paysage (20)
- scène de genre (21)
- nature morte (22)
2 - Art moderne
- courant, écoles (souvent nommés extérieurement aux artiste eux-mêmes)
- les ismes : impressionnisme, fauvisme, cubisme, surréalisme, abstraction, ...
3 - Art contemporain
- les mouvements (souvent nommés par les artistes eux-mêmes)
- monochromes, cinétisme (23), nouveau réalisme (24), pop-art (25), hyperréalisme (26), art conceptuel (27), nouvelle figuration (28), arte povera (29), bad painting (30), ...
Par exemple :
- les ready-made de Duchamp sont de l’art contemporain, mais pas ses tableaux (Duchamp n’est donc pas un artiste “contemporain”).
- Les monochromes de Malevitch relèvent de l’art contemporain, bien˛qu’ils aient été construits dans un contexte moderne, mais pas les dernières toiles de sa vie, qui relèvent de l’art moderne.
- bien des œuvres réalisées aujourd’hui ne relèvent pas de l’art contemporain
S’amuser à relever des œuvres d’aujourd’hui qui ne relèvent pas de l’art contemporain en tant que genre.

Cette catégorisation en 3 grands genres est donc triplement paradoxale :
  1. Postule l’existence de cadres mentaux collectifs (comme référent pour discuter et critiquer). et n’est pas exclusive d’autres approches, évaluations ou interprétations.
  2. Va à l’encontre de l’usage ordinaire du mot contemporain qui est en fait un synonyme d’actuel. Mais c’est comme le terme baroque, qui peut renvoyer à l’époque baroque ou au style baroque.
  3. Renoncement à une vision historiciste de l’art, linéaire (plus c’est nouveau, plus c’est beau, ...)
Donc triple obstacle : 1 vision antigénérique 2 vision chronologique 3 vision historiciste

Inconvénients et avantages de cette catégorisation

Inconvénients

• Problème des frontières, des brouillages, des contaminations

Ex :
- Claude Lorrain campait entre peinture d’histoire et de paysage (31)
- Georges de la Tour entre scène de genre et peinture d’histoire (32)
- Manet entre classique et moderne (33)
- Pollock entre moderne et contemporain (34)
En anglais “cutting edge”.

• Différenciation facile entre le moderne et le contemporain pour la transgression des matériaux : installations, performances, support photo, vidéo (au point que certains mettent en doute l’appartenance de telles œuvres au rang des pratiques plastiques)
Différenciation facile pour le jeu sur la trivialité (banalité) des matériaux (nouveau réalisme) ou des sujets (pop art, hyperréalisme) ou encore sur la “pauvreté” des moyens expressifs (arte povera, conceptualisme, minimalisme)

• Difficultés de différenciation lorsqu’il s’agit de transgression des tendances de l’art contemporain lui-même :
- retour à la tradition moderne (toile, sculpture, figuration)
- indifférenciation entre figuration et abstraction (bad painting ou transavanguardia)
- retour au classique (Martial Raysse (35), Garouste (36))
Les œuvres ne suffisent plus à trancher entre le 1er degré qui figure l’appartenance à la tradition classique et le 2nd degré qui signe l’appartenance à l’art contemporain.

D’où ce qu’on appelle l’éclectisme contemporain. Il faut donc d’autres indices périphériques.

Ces indices peuvent être matérielles :
- format de l’œuvre (très grand comme chez Kiefer ou très petit comme chez Favier)
- date de production de la pièce (Joan Mitchell (37))
- itinéraire de l’artiste, discours tenus sur lui, critères “sociaux” associés au contexte de production plus qu’aux caractères proprement plastiques de l’œuvre.


Avantages

• Permet de comprendre la violence des querelles occasionnées aujourd’hui par l’art contemporain. Si ce n’est plus affaire de goûts ou de degré de qualité, ce sont les paradigmes qui l’emportent et tout ce qui échappe aux paradigmes est forcément considéré comme indigne.
• rends la coexistence possible de façons de voir qui autrement s’excluent. C’est ce qu’on appelle, de façon plus générale, la tolérance.

Le problème est que cette pluralité de genre est fortement hiérarchisée et que les institutions de l’art privilégient actuellement en art le genre de l’art contemporain, de même qu’au siècle dernier, elles privilégiaient le gêner de la peinture d’histoire.

L’idéal serait que soit reconnue la pluralité des genres et, avec elle, la pluralité des principes hiérarchiques permettant de sélectionner, à l’intérieur de chaque genre, les œuvres les plus valables, chacun étant libre de préférer tel ou tel genre, voire de les aimer tous (...)