Les cathédrales
André Malraux, Jean Genet, Georges DIDI-HUBERMAN, Henri Michaux, Paul Virilio
dessin : Pierre Douillard
Malraux, Psychologie de l’Art (Skira, édit.) «UNE SIGNIFICATION DONNÉE AU MONDE»
Le monde, est, en même temps que profusion de formes, profusion de significations ; mais il ne signifie rien, parce qu’il signifie tout. La vie est plus forte que l’homme en ce qu’elle est multiple, et autonome et chargée de ce qui est pour nous chaos et destin ; mais chacune des formes de la vie est plus faible que l’homme, parce qu’aucune forme vivante, par elle-même ne signifie la vie. Que l’Égyptien antique se conçoive comme lié à la mort, ses traits et sa marche l’eussent moins montré que ne le montre sa statue. De quelque façon qu’un art représente les hommes,fi il exprime une civilisation comme elle se conçoit : il la fonde en signification, et c’est cette signification qui est plus forte que la multiplicité de la vie. Car si le monde est plus fort que l’homme, la signification du monde est plus forte que le monde : le maçon qui construisait Notre-Dame échappait au sculpteur parce qu’il marchait et qu’il était vivant ; Mais il était aussi plus faible : il était vivant, il n’était pas gothique.» […]
Malraux, Le miroir des limbes Antimémoires (Folio) p86
[…] Depuis plus de deux mille ans, cette terre (le Yémen) est une terre de légende. Elle le fut pour Rome, pour la bible et pour le Coran, elle l’est pour les conteurs d’Éthiopie et de Perse. J’ai entendu les derniers, au tempn) raconter comment se perdit l’armée romaine d’Aétius Gallus lorsqu’elle cherchait la côte après avoir échoué devant Saba : « Un très mauvais désert ! » disaient-ils. Selon eux c’était la malédiction des Liseurs des Astres de Saba, qui avait perdu les légions ; et il est vrai qu’ils errèrent, des mois durant, à travers ces solitudes, jusqu’à moins de cent kilomètres de la côte qui les eût sauvées. Elles ne trouvèrent que la mer intérieure, aux flots immobiles et aux bords c∏ouverts de coquillages bleuâtres.
Comme Xerxès avait fait flageller l’Égée, leur général décida qu’à défaut de la ville, il posséderait la mer. Rendu fou par le Dieu-Soleil, il rêva d’entrer au Capitole avec son armée chargée des coquillages en quoi il voyait l’âme ce cette mer qu’aucun Romain n’avait contemplée. Il forma les troupes en ordre de bataille contre les flots. Les carabes de Rome entrèrent dans l’eau tiède au commandement des buccins ; chaque soldat ployé, cuirasse dans le soleil, emplit son casque de coquillages et repartit, sans perdre sa place dans le rang, tenait ce casque plein de murex ou de conques bruissantes, vers Rome — et vers l’insolation mortelle.
Pendant deux sidoigts allongés à l’infini sur le sable, comme des doigts d’avare … […]
Jean Genet “L’ennemi déclaré” (Gallimard) « Cathédrale de Chartes “vue cavalière” »
Deux pôles : Chartres et Nara1, pôles d’un axe autour duquel tourne la terre. Nous tombons sur Chartres presqu’à l’aveuglett
Les deux sanctuaires sont immédiatement évoqués afin d’ouvrir plus loin une phrase sur le « droit à la différence »2.
Il reste peu de choses dans nos souvenirs, ni dans les livres spécialisés, et rien du tout sur la plaine de Beauce de ses habitants de l’an mil ni de leurs habitations. Reste Notre-Dame de Chartres. Vertigineuse. Au Japon demeurent les sanctuaires de Nara.
Pour ce qui va suivre, Chartres n’a pas été choisi avec beaucoup d’efforts. Nara non plus. Je les avais, pour ainsi dire, sous la main, mais à chaque endroit de la planète un axe la traversant aboutit ; deux pôles d’égale valeur.
Les constructeurs de cathédrales étaient étrangers venus des chantiers de Burgos, de Cologne, de Bruges : maîtres d’œuvres, imagiers, tailleurs de pierre, fondeurs de
— Nous allons tout à l’heure nous planter devant l’Arbre de Jessé3— ces étrangers considérables auront donc construit une église qui sera française. Les musulmans y furent peut-être pour une part, petite ou grande Tolède n’étant qu’à quelques semaines de galop.
Les mains travaillaient beaucoup, et les esprits. On n’a pas le souvenir d’affiches, vers 1160, revalorisant le travail manuel4. C’est peut-être que le tailleur de pierre — prenons cet exemple — façonnant d’abord grossièrement les pierres, essayait de copier un eu l’imagier et sa joie était grande quand il avait réussi la première feuille de lierre qui, avec d’autres, formeront le bandeau courant autour de la nef d’Amiens. Cessant d’être Carrier il est sculpteur. Il n’est donc pas inconcevable qu’un stoléru5 lui enseigne que le travail manuel est une serv
La nef de Chartres est aujourd’hui française et joyau national : pis, culturel. Mais le chapitre qui en décida la venue au monde était composé, comme le chantier, d’hommes de partout.
Des vagabonds probablement, plus ou moins bien organisés, plutôt en bandes hétérogènes qu’en ateliers, ont construit ce qui reste, e ce qui reste le plus beau en France et surtout là et que la France officielle se vante de posséder.
Ces hommes de partout ne formaient sans doute pas le noyau de la population chartraine ni ne se mêlèrent au noyau déjà existant. Il iront travailler et mourir n’importe où.
Une nation n’est pas une patrie. Il
Reprenons le mot démodé d’affinité. Les hommes ayant les mêmes affinités ne sont pas dans un même œuf en chocolat. Les amoureux de Chartres et de Nara sont autant au Maroc, en Afrique du Sud, en Allemagne, en Grèce, au Japon, en Hollande, si l’on veut dans toutes les nations du monde, qu’en France ou qu’en Beauce.
L’Arbre de Jessé c’est le thème de la verrière central du portail royal. Plutôt que l’Italienne Monna Lisa, le ministre Malraux aurait pu en envoyer au Japon pour une exposition L’Arbre de Jessé, la soudaine lévitation des œuvres d’art contemporaines et antiques mises sur orbite autour du globe l
Si l’extrème mobilité est un signe de modernité, pourquoi n’avoir pas expédié, par air et toute entière, la cathédrale de Chartres passer près d’un à Tokyo ? Et pas sa copie grandeur nature en polyester, puisqu’il y a dans le ciel tant d’œuvres d’art qui, prenant l’avion, volent d’un pays à l’autre — Toutânkhamon. Matisse. Van Gogh, l’art étrusque, Pierre Boulez, l’Apocalypse d’Angers, font plusieurs fois par an le tour du Monde.
À qui appartient l’Arbre de Jessé ? Pas de doute aux beaucerons qui l’ont trouvé là au pied du berceau, et qui ne l’on jamais vu.
Comme les turcs possèdent la Vénus de Milo.
La cathédrale de Chartres est-elle française, beauceronne ou turque ?
La région devrait-elle apporter une petite patrie dans la grande et permettre à chaque français d’en avoir deux — car il reste seul au monde à ne pouvoir dire cette ânerie grandiose : « Tout homme a deux patrie, la sienne et la France7. »
Pas plus la civilisation ph⁄araonique, malgré les récents ravaudages de Ramsès II, malgré la présentation bouffonne des armes aux deux casses de bois de caisse contenant sa momie coupée en deux8, ne pourra se retrouver dans l’Egypte de Sadate et pas plus les anciennes provinces dans les nouvelles régions.
Afin que ces régions nous émeuvent, afin qu’elles tremblent ou qu’elles nous sourient, il faudra en appeler aux provinces mortes.
Si chaque homme a une valeur égale à chaque autre, tout coin de terre, même le plus désertique, en vaut un autre — d’où, qu’on me pardonne, mon détachement à l’égard d’une région particulière mais d’où mon émotion quelquefois en face de ce qui est abandonné. Afin de m’intéresser, mieux vaut être rebut9.
Sans qu’il construise une cathédrale, tout nomade — le Sahraoui10 par exemple — aime le coin de caillasse où il a dressé sa tente et qu’il va laisser. Lever le camp comme foutre le camp, c’est un espoir et un déchirement mêlés.
La patrie n’est pas une nation. Au mieux, e⁄lle peut être une nation menacée, une nation qui a mal, une nation bléssée ou troublée.
La France fut certainement une patrie pour beaucoup pendant les premières semaines de l’exode. Pendant les cinq ans qui suivirent, elle le fut pour beaucoup moins de français.
Si le danger disparaît ou si seulement s’effondre sa théâtralité, la nation redevient la pièce d’un rouage administratif plus fin.
On peut toutefois se demander si la multiplicité des médias ne serait pas plus efficace pour le fonctionnement rapide, vrai et sans heurts d’une société de plus en plus complexe.
Chaque région fait déjà des siennes. Ainsi les méridionales qui, tous les matins, astiquent et font reluire leur soleil. À tout étranger qui parle pointu, eles expliquent comment elles ont forgé, ciselé, briqué, travaillé le soleil, et comment vivaient avant elles, dans la nuit et le brouillard, des populations grelottantes qui moururent de froid et de tuberculose.
— « Mais notre chaud soleil guérit tout »…
Je répète, sans savoir pourquoi, que la patrie ne se connait patrie que dans les malheurs venus d’ailleurs.
Évidemment chacun de nous est tenté d’aller porter la misère ailleurs.
Vertus du sol. Bonheur d’être chez soi, sur son sol.
Conoitise du sous-sol : appropriation des sols pour l’exploitation des sous-sols par l’étranger cupide.
La patrie est à la surface pelliculaire du sol — grâce à ses fondations profondes, à ses cryptes superposées, la cathédrale de Chartres ne risque pas de quitter la plaine aux blés.
Quand ils égrènent, devant leur table de travail, les beaux noms des villages de France, les poètes doivent avoir un rictus sardonique. Ce pays millénaire sent le bûcher : Albi, Montségur, Rouen, nantes, Paris … Le pourri : les pendus de Bretagne, les noyés de Nantes — encore ! les
Où et comment se firent l’union de la France, en quels lieux ? N’oublions pas les petits bretons, Basques, Corses, Alsaciens, Picards, Normands, qui se découvrirent français à Alger, Tananarive, Hanoï, Tombouctou, Conakry …
Nos zouaves et nos fusiliers marins étaient là-bas.
Ils sont reenus dans la métropole afin d’être plus égaux entre eux, d’avoir les mêmes mesures, l’œil dans l’œil de l’autre au même niveau. Mesures d’hommes libres, évidemment.
La France royale s’est faite par le fer, par le feu, dans les brûlures en France — exception mais de taille en effet — les croisades.
La France bourgeoise s’est faite, par le fer, par le feu, dans les brûlures et l’Outre-mer.
Avant-hier le monde. Aujourd’hui la région. Demain l’Euro
Il semble que nous percevions la respiration d’un être qu’on croyait moins vivant : la sphère idéale se gonfle, tend et se tend vers un gouvernement unique. Elle aspire. Et tout se rétracte, se fragmente, se craquelle en minuscules patries. Elle expire.
Pendant des années nous avons pressenti que tous les hommes étaient semblables. Nous feignons de croire aujourd’hui au « droit à la différence » pour les peuples du « là-bas ».
Hier, sous des différences crevant l’œil nous avons découvert le semblable presque insaisissable ; aujourd’hui par décret admiratif, nous dissolvons le semblable afin que soit surtout évidente la différence.
Georges DIDI-HUBERMAN, collection “critique” (les éditions de minuit) « DEVANT L’IMAGE » p. 40 & 45
[…] La réalité visit dans la couleur : couleur mystéri
[…] Où est la “spécificité” du vitrail gothique ? Nulle part absolument. Elle est dans la cuisson de la pâte de verre, elle est dans la longue route des négociants en minerais colorés, elle est dans l’ouverture calculée par l’architecte, dans la tradition des formes mais aussi dans le stylet du moine recopiant sa traduction érigéenne du Pseudo-Denys l’Aréopagite, elle est dans un sermon du dimanche sur la lumière divine, elle est dans la sensation tactile d’être atteint par la couleur, et de simplement regarder vers le haut la source de ce contact. les objets visuels, les objets investis d’une valeur de figur˛abilité, développent toute leur efficacité à jeter des ponts multiples entre des ordres de réalités pourtant positivement hétérogènes. Ils sont des opérateurs luxuriants de déplacements et de condensations, des organismes à produire du savoir autant que du non-savoir. […]
Henri Michaux, Gallimard Pléiade « Un barbare en Inde » p. 290 & p. 296
[…] Quand on entre dans la cathédrale de Cologne, sitôt là, on est au fond de l’océan, et, seulement au-dessus, bien au-dessus est la porte de la vie… : “de profundis”, on entre, aussitôt on est perdu. On n’est plus qu’une souris humilité, “prier-gothique”.
La cathédrale gothique est construite de telle façon que celui qui y entre est atteint de faiblesse.
Et on y prie à genoux, non à terre, mais sur le bord aigu d’une chaise, les centres de magie naturelle dispersés. Position malheureuse et inharmonieuse où on ne peut vraiment que soupirer, et essayer de s’arracher à sa misère : “Kyrie Eleison”, “Kyrie Eleison”, “seigneur ayez pitié ! “
[…] Mais il faut voir le T˛aj Mahal à Agra.
A côté, Notre-Dame de Paris est un bloc de matériaux immondes, bon à être jeté à la Seine, ou dans un fond quelconque comme nous tous, tous les autres monuments (sauf peut-être le temple du ciel et quelques pagodes en bois). …
Paul Virilio, mars 98 « le monde diplomatique » p. 26, 27
[…] Sur la toile comme ailleurs, “une image vaux mieux qu’un long discours” et l’engouement pour le réseau une fois dépassé, le règne de l’image, d’une toute autre image, débutera, et avec celle-ci la mis
En effet, croit-on sérieusement que la masse innombrable des “pauvres en informations” se transformera en surfeurs du net, en inforiches par l’apprentissage complexe de procédures d’accès au réseau ? Évidemment non, la seule manière pour eux d’accéder à l’économie de l’information-monde sera, comme toujours, par l’imagerie.
ce qui était vrai au Moyen-Age pour le gothique, ses vitraux, ses fresques, ses sculptures, ses tapisseries, ses enluminures… le sera pareillement pour le gothique de l’icône électronique à l’ère de la grande optique globale.
P 259 Il s'ensuit que les bâtisseurs de cathédrale même moment aux chimistes ou alchimistes. Au XVIIe siècle en France, presque deux cents ans après la naissance de l'art à Florence, le mot artisan est encore officiellement utilisé pour les peintres et les sculpteurs. Le dictionnaire de l'Académie, dans son édition de 1694, donne pour artiste « celui qui travaille dans un art. Il se dit particulièrement de ceux qui font des opérations chimiques ». (Debray)