Si rien avait une forme ce serait cela

Extraits illustrés du livre d'Annie Le Brun
Si rien avait une forme ce serait cela
Gallimard 2010

Cités dans ces extraits : 

Octavio Paz, Marcel Duchamp : l'apparence mise à nu..., Gallimard. 1997.
Ovide, les métamorphoses les belles lettre, 2009, p 121
Giordano Bruno les Fureurs héroïques
Roussel les lmpressions d'Afrique
Duchamp :
- La Mariée mise à nue par ses célibataires, même (1915-1923)
- Etant donnés : 1°) la chute d'eau, 2°) le gaz d'éclairage (1946·1966).
Pierre Klossowski
Aimé Césaire



p 183
Ce qui invite à reconsidérer la succession des innombrables scènes de chasse qui, depuis la préhistoire, ont ponctué l'histoire de la représentation. Une chasse n'en aurait-elle pas caché une autre, pour saisir un au-delà de l'image, telle la cible reculant à l'infini ?
On se souviendra ici du mythe de Diane et du chasseur Actéon qui, pour avoir osé regarder la déesse nue, fut transformé en cerf, aussitôt poursuivi par ses propres chiens. Bien sûr, Actéon est puni d'avoir regardé ce qu'il ne devait pas voir et la nature sexuelle de l'interdit ne fait aucun doute. Seulement, dès lors qu'il est vu, Actéon devient regardeur regardé en même temps que chasser-chassé et, qui plus est, chasseur que l'on chasse de l'autre côté de la frontière censée séparer l'humain de l'animal. Car, d'être ainsi pris par le regard des autres, Actéon non seulement perd sa propre maîtrise du champ visuel, mais se trouve aussitôt condamné à une sauvagerie qu'il incombe à la civilisation de contenir dans le cadre de ses représentations. (...)

 Paolo Ucello Chasse nocturne

p 202
(...) Le résultat en est le spectacle jamais vu d'une sauvagerie que Roussel approche avec lmpressions d'Afrique, à mesure qu'il la met en scène en toute innocence, autrement dit en dehors de toute considération psychologique, sociale ou idéologique. « Quelque chose de complètement indépendant », dira Marcel Duchamp qui, en 1912, assista à la reprise théâtrale des Impressions d'Afrique, en compagnie d'Apollinaire et Picabia.
Ne s'y trompèrent ni les uns ni les autres, subjugués par l'époustouflant spectacle de music-hall du « gala des Incomparables », donnant à voir, pour la première fois, à travers autant d'exemples du destin des pulsions » à quel noir celles·ci doivent de s'affubler. Pour resplendir d'une sauvagerie qui ne participe en rien de l'exotisme mais dont la cruauté et la rigueur sont indissociables de la manière dont l'imagination se met en scène et ne met en scène qu'elle-même ». Toute la question étant alors celle de la représentation dont Roussel — sans le savoir et même si dans Comment j'ai écrit certains de mes livres sont évoquées dix années dramatiques de « tourments » et « crises de rage » - a depuis toujours fait une question de vie et de mort.

D'un dandysme l'autre, Duchamp s'en souviendra, dont le destin va se jouer entre l'illusoire transparence de La Mariée mise à nue par ses célibataires, même (1915-1923) et l'obscure dénudation de Etant donnés : 1°) la chute d'eau, 2°) le gaz d'éclairage (1946·1966). Au point que lui, j'y reviendrai, qui aura été considéré comme le grand maître du jeu, va suivre Raymond Roussel. Roussel l'« ingénu " qui, en se livrant au plus grand détour, aura approché sa plus intime altérité, pour faire voir, à la lumière sans ombre de son innocence, ce que la plupart des représentants de la modernité auront plus ou moins inconsciemment travaillé à éviter sinon à maquiller.




p 219
(...) Qu'à propos de Marcel Duchamp et de la question amoureuse, c'est-à-dire à propos d'une des réflexions contemporaines les plus profondes sur l'érotique, Octavio Paz ait cru bon de revenir à cet épisode mythologique, faisant apparaître quelle trajectoire insoupçonnée relie modernité et Antiquité dit l'importance de ce qui s'est joué et se joue encore dans cette forêt obscure. Comme si on n'en avait pas fini de remonter le cours des forces qui, dans la tradition occidentale, auront indissociablement lié le regard et le désir.
Aussi peut-on s'étonner, après Octavio Paz, que " personne jusqu'ici n'ait exploré les troublantes ressemblances » entre Diane au bain surprise par Actéon et les « deux grandes œuvres de Duchamp, La Mariée mise à nue par ses célibataires, même et Etant donnés : 1°) la chute d'eau, 2°) le gaz d'éclairage.
En effet, celles-ci seraient-elles de facture dissemblable, l'une et l'autre renvoient à cette scène mythologique, dans la mesure où, comme l'établit Octavio Paz, du chasseur chassé au regardeur regardé, en passant par la femme qui se dénude dans le regard qui la regarde, en fin de compte (le sujet est le même : la circularité du regard). Circularité du regard qui, jusqu'à aujourd'hui, déterminerait la structure interne de la représentation amoureuse.

Alors, qu'a-t-on voulu ne pas voir, en oubliant justement les innombrables " bains de Diane » qui jalonnent l'histoire de l'art occidental, qu'a-t-on voulu occulter en ne se rappelant pas les poèmes, rêveries, méditations que cette scène a inspirés, d'Ovide à Pétrarque, de Giordano Bruno à Pierre Klossowski ... ?
Paradoxalement, ce qu'au cours de son analyse comparée, Octavio Paz lui-même va perdre de vue, sans vraiment s'en rendre compte. Ce qu'il va lui-même faire disparaître jusqu'à l'effacement définitif, ce sont les chiens d'Actéon.


 Nec nos videamus labra Dianae 1970 Pierre Klossowski

Le petit rose 1975 Pierre Klossowski

Oui, ces chiens qui importent tant dans la course éperdue du « grand chasseur », ces chiens que celui-ci n'a en réalité jamais véritablement maîtrisés et qui, une fois la nudité de Diane entrevue, lui échappent complètement. Ces chiens, dont l'animalité incontrôlée va se retourner contre la sienne, dès lors que Diane, lui lançant de l'eau pour l'aveugler, le change en cerf. Il se peut qu'Octavio Paz ait été entraîné par le propos de Duchamp qui, ici comme ailleurs, semble avoir délibérément négligé non seulement les chiens mais ce qui ressortit à l'animalité. Et cela, quand bien même aura-t-il été un des très rares d'entre ses contemporains à s'être référé, consciemment ou non, à cette scène de l'Antiquité, dont la dynamique est entièrement commandée par une animalité inédite, qu'il s'agisse de la course des chiens mais aussi de la métamorphose d'Actéon, telles deux occurrences animales se liant dans la même causalité obscure.
Aussi, pourquoi a-t-elle disparu de l'horizon de la modernité cette tumultueuse meute des trenle-trois chiens dont Ovide fait la liste détaillée ? Ces trente-trois chiens, impétueux, féroces, écumants, « avides de curée » qui, en un instant, ne reconnaissent plus ni n'entendent plus leur maître. Devant eux, il n'est plus qu'une proie à traquer, attaquer, déchirer, dépecer.
Voilà même que, « dressés autour de lui, museaux fouissant son corps » jusqu'à ce qu'ils n'aient « plus rien à mordre".

p 224
(...) D'où la mise en parallèle fort éclairante opérée par Octavio Paz entre la démarche de Marcel Duchamp quelle qu'en soit la dimension « méta-ironique », et la tradition courtoise, dans lesquelles l'imbrication de l'amour et de la connaissance est comparable. Surtout que les chiens en sont pareillement absents, absents des cours d'amour comme du Grand Verre de Duchamp, où aucun signe ne les rappelle.
Rien ne permet cependant de croire qu'ils ont disparu pour autant. Ce serait ne pas les connaître. Ils ne sont jamais loin. Tenus au-dehors, Ils sont toujours prêts à réapparaître. Comme pour chaque fois, montrer que la férocité du désir doit être vaincue. Et prouver, au besoin, que seule en serait garante cette circularité du regard qui aura longtemps tenu la représentation occidentale, au moins de trois manières.
Soit que les chiens aient nettoyé le paysage, et c'est la perspective classique telle que l'Antiquité l'a ouverte ; soit que le paysage se trouve nettoyé de tout chien, et c'est la perspective essentialiste voire esthétique ; Ou enfin soit que, faute d'avoir été requis à un tout autre emploi comme Giordano Bruno réussit à le faire dans les Fureurs héroïques, les chiens restent rôder dans les parages, et leur irruption aura été à l'origine de grandes crises de la représentation comme de l'esprit parmi lesquelles sont à compter aussi bien celle fomentée par les écrits d'Isidore Ducasse que celle déclenchée par la réflexion de Freud.

p232
(...) Et c'est sans doute d'abord contre la littérature toute entière et ces « larves absorbantes dans leurs engourdissements insupportables" que Ducasse aura fait revenir dès le premier des Chants de Maldoror les chiens, les chiens qui, « rendus furieux » à entendre les gémissements du vent, « brisent leurs chaînes, s'échappent des fermes lointaines ", pour courir « dans la campagne, en proie à la folie ». S'arrêtent-ils qu'aussitôt ils « se mettent à aboyer [ ... ] contre les étoiles au nord, contre les étoiles à l'est, contre les étoiles au sud, contre les étoiles à l'ouest ; contre la lune ; contre les montagnes, semblables au loin à des roches géantes, gisantes dans l'obscurité; contre l'air froid qu'ils aspirent à pleins poumons, qui rend l'intérieur de leur narine, rouge, brûlant".
Ironie terrible, il n'est plus rien contre quoi n'aboient, le silence, les serpents ... , et même « leurs propres aboiements, qui leur font peur à eux-même". Et ils continuent d'aboyer encore et encore, « contre le bruit sourd des vagues ; contre les grands poissons qui, nageant, montrent leur dos noir, puis s'enfoncent dans l'abîme » et enfin « contre l'homme qui les rend esclaves". Jusqu'à ce que Lautréamont en arrive à cette recommandation des plus utiles qu'« un jour, avec des yeux vitreux », sa mère lui aurait faite : « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu'ils font : ils ont soif insatiable de l'infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains à la figure pâle et longue. »
Cette « soif insatiable de l'infini », c'est elle qui nous entraîne au plus profond de l'obscurité là où Ducasse non seulement rêve « la transformation physique de l'homme" mais dénude « nos réactions fondamentales de dragon, d'aigle, de squale, de scorpion », comme l'a si bien vu Aimé Césaire, retrouvant au plus près du « merveilleux de la révolte » quel lien originel avec l'animalité rend la métamorphose « belle comme un décret d'expropriation ». Car il aura suffi que les chiens « se mettent de nouveau à courir la campagne, en sautant, de leurs pattes sanglantes, par-dessus les fossés, les chemins, les champs, les herbes et les pierres escarpées », pour ouvrir la voie aux bêtes qui n'ont jamais connu de maîtres, aux bêtes nées d'une inimaginable sauvagerie mentale, aux bêtes que rien ne peut empêcher de prendre des proportions monstrueuses.
Du bouledogue violeur de la « petite vagabonde » au poulpe « au regard de soie ». de la « femelle du requin aux dents si fortes" au crapaud « monarque des étangs et des marécages », du scarabée « pas de beaucoup plus grand qu'une vache » au crabe tourteau « monté sur un cheval fougueux », du pou tout-puissant « fils de la saleté » aux « oiseaux de proie » qui arrivent en " nuage perpétuel des quatre coins de l'horizon » ... , jamais encore la vie n'était revenue demander compte à l'esprit à travers cette animalité intraitable, dotée du pouvoir de s'en prendre à tout, de dévaster le monde extérieur comme de dépecer le monde intérieur.
Car cette « animalité conquérante et avide, toujours prête à étendre symboliquement sa griffe » - privilège gardé par ceux qui ne s'accommoderont jamais de « l'injure sans pardon faite à l'enfance » — est investie d'un pouvoir de transsubstantiation, autorisant toutes les possibilités d'irruption d'un règne à l'autre, d'un ordre à l'autre. C'est très exactement là que la métamorphose, à l'origine de la mise à mort d'Actéon, se retourne en principe de dévastation contre tout ce qui aura eu la naïveté de ne pas en voir la continuelle tentation attachée au cœur de l'homme.

 chien n°1 Tina Mérandon 2010

 chien n°2 Tina Mérandon 2010

 chien n°3 Tina Mérandon 2010

 chien n°4 Tina Mérandon 2010

 chien n°5 Tina Mérandon 2010

 chien n°6 Tina Mérandon 2010

p 248
C'est pourquoi j'en reviendrai, pour terminer et ne pas faire comme si j'avais oublié en chemin les chiens d'Actéon, au rapprochement auquel se livre Octavio Paz en rattachant à l'érotique courtoise, on s'en souvient, les Fureurs héroïques de Giordano Bruno. La Mariée mise à nue par ses célibataires, même de Duchamp mais aussi Étant donnés: 1°) la chute d'eau 2°) le gaz d'éclairage, parce que les unes et les autre participeraient d'un même système de figuration s'organisant autour de " la contemplation d'un corps et dans lequel, tour à tour, se révèle la nature et s'occulte l'autre réalité ».
Ce qui pourrait être une belle illustration de la survivance, chère à Warburg. Car, si transparent que soit Le Grand Verre, il n'en reproduit pas moins la division cérémonielle et spirituelle de l'espace courtois, où les amants - dont il ne reste chez Duchamp que les « livrées et les uniformes " — sont en bas, au service de la Dame en haut. Survivance que Octavio Paz prouve en se référant, entre autres, à l'admirable Triomphe de Vénus, peint sur un plateau d'accouchée du XVe siècle qui se trouve au musée du Louvre.
À ceci près que dans ses notes concernant la figure de La Mariée proprement dite et ses « formes principales... plus ou moins grandes ou petites », Duchamp signale que « la représentation matérielle ne sera qu'un exemple de chacune de ces formes principales libres. (Un exemple sans valeur représentative mais permettant le plus ou le moins). Autrement dit, donnant "toujours ou presque le pourquoi du choix entre 2 ou plusieurs solutions (par causalité ironique)», dans le but évident d'instaurer une dissociation entre la représentation et sa matérialité.
(...)
On pourra bien sûr objecter que je compare ici l'incomparable. D'autant qu'avec La Mariée Duchamp s'est proposé d'interroger la représentation de la représentation à travers une figuration mécanicienne qui réduit l'amour à n'être qu'une « machine à symboles et qui plus est à « symboles distendus et déformés par l'ironie ». Ce qui pourtant ne m'empêchera pas de passer outre, quand la question n'est plus aujourd'hui de chercher ce qui sépare lyrique et mécanique, comme on pounait le croire, mais, au contraire, de déterminer l'espace intermédiaire où l'un vient remettre en cause l'éventuelle prédominance de l'autre.
Ainsi, au moment où Warburg attend tout de l'ébranlement et des ondes mnémoniques, quitte à en perdre la raison, Duchamp, à l'inverse, s'applique à inventer le lieu ou plus exactement le point de vue qui permettrait autant d'y échapper que d'y résister.
D'où l'importance que, toujours dans ses notes Duchamp insiste sur la « sorte de sous-titre » qu'il avait donné au Grand verre, auquel il dit tenir énormément, Retard en verre : « Employer "retard" au lieu de tableau ou peinture ; tableau sur verre devient retard en verre — mais retard en verre ne veut pas dire tableau sur verre — « C'est simplement un moyen d'arriver à ne plus considérer que la chose en question est un tableau — en faire un retard dans tout le général possible, pas tant dans les différents sens dans lesquels retard peut être pris, mais plutôt dans leur réunion indécise. « retard» - un retard en verre, comme on dirait un poème en prose ou un crachoir en argent. »
Ce « retard ", susceptible d'évoquer tous les enchevêtrements de temps qui donnent consistance à la notion de survivance, on dirait que Duchamp l'utilise, au contraire, comme ultime frein contre la fatalité de la représentation que Warburg, lui, n'aura cessé de mettre en lumière, jouant sa raison à établir qu'il n'y a pas de représentation sans passage ailleurs, fut-ce au risque de s'y perdre.
Serait-ce pour ne pas l'admettre que l'idée de "retard" vient ici redoubler la transparence de ce qui n'est pas plus un tableau qu'une image, comme si, fasciné et terrifié par le passage de la Vierge à la Mariée, c'est-à-dire par l'irréversibilité, Duchamp employait toute son énergie à ne pas se résoudre d'en donner une représentation, si ce n'est à travers la dérision d'une machine ne renvoyant qu'à elle-même ?
"Retard en verre ", l'expression est juste comme un aveu, la transparence servant ici à assurer l'illusion d'une maîtrise qui ne peut être acquise qu'à travers une distance critique complètement désincarnée.

p 252
Du moins tant qu'on n'avait pas pris connaissance de l'assemblage posthume Étant donnés: 1°) la chute d'eau 2°) le gaz d'éclairage, auquel Duchamp allait travaillé de 1946 à 1966 et qui pourrait bien être le déni tragique de toute la construction du Grand Verre, plus exactement de la vision mécanicienne, fût-elle critique, qui enferme dans sa transparence les aller-retour du désir.
Reprenant, en effet, le même thème, pareillement structuré autour de l'objet du désir mais cette fois traité en trois dimensions, voilà que Duchamp nous confrontait à tout ce qu'il n'avait voulu ni montrer ni voir. Et si l'on y retrouvait jusqu'au vertige tous les éléments constitutifs du Grand Verre, il n'en était pas un qui ne vienne dénier dans sa matérialité même l'idée d'une représentation indifférente, pour, au contraire, affirmer sans doute la présence mais plus encore la forme à travers sa singularité et son secret.
Pourtant, on aura pu compter ceux qui, comme Robert Lebel, ami de Duchamp, acceptèrent ce versement de perspective et la violence dont il était porteur. Ainsi Octavio Paz se sera efforcé de ne reconnaître aucune rupture entre Le Grand verre et Étant donnés: 1°) la chute d'eau 2°) le gaz d'éclairage, jusqu'à inscrire dans le prolongement de la tradition courtoise l'énigme en trois dimensions que Duchamp laissait derrière lui.
À savoir, une porte vermoulue dans laquelle deux trous à hauteur des yeux permettent de regarder, grandeur nature, gainé de peau de porc, sexe béant, un corps de femme dénudée, renversée dans un paysage d'arrière-saison, réalisé comme un diorama aménagé en peep show.
De sorte que devait se faire voyeur qui voulait voir, de l'amateur d'art contraint de se décharger de son inutile culture au simple regardeur obligé de se départir de sa neutralité critique.
Et quand bien même la posture et le réalisme du moulage n'étaient-ils pas sans faire penser au scandaleux tableau de Courbet, nous étions aux antipodes de L'Origine du Monde, plutôt devant la fin d'un monde. Puisque là était donné à voir ce qui nous empêche de voir, aussi bien l'immatérialité mise à nu que l'illusion de toute mise à nu, dont le scabreux faisait ici fonction d'ultime écran pour retarder de voir le noir, que Duchamp aurait voulu ne pas voir. Et qu'il montrait néanmoins dans ce qui pouvait passer pour une sinistre parodie de tous les " Bains de Diane » mais renvoyait plutôt à une sorte de dévastation venue des profondeurs.

Là encore, Robert Lebel aura été sans doute le seul à oser le dire : « La vision que beaucoup pourraient croire "naturelle" acquiert un fumet d'équivoque clandestine et frappe de plein fouet le regard non prévenu qui vient s'y soumettre. » Mais plus encore quand il évoque 1'« insoutenable malaise » émanant de ce dernier assemblage jusqu'à avancer : « On se convainc aisément que l'auteur d'un tel ouvrage doit nécessairement disparaître car il en sait trop. »
Devant quoi, pour n'avoir pas compris ou pour ne pas avoir voulu comprendre ou même pour ne pas sembler ne pas avoir compris, les uns et les autres n'ont su dire que banalités culturelles qui toutes tournaient à la dénégation.
Dénégation de ce que Duchamp montrait là et qui était la dévastation à laquelle nous affrontait la fin du xxe siècle. Dévastation définitive du monde jusqu'alors réaffirmé dans chaque « Bain de Diane », où l'objet du désir vivait du regard qui le désirait. Ici, l'objet du désir n'ayant plus de regard, Duchamp nous faisait voir ce que le monde nous laissait voir de nous-mêmes, mis au pied du mur. Car derrière cette porte vermoulue, mais manifestement réparée à plusieurs reprises pour assurer sa fermeture, ne restait que l'inanimé du corps, l'inanité du décor et le tout comme plongé par effraction dans une criminalité diffuse.

« Machines célibataires» aidant, on ne s'est pas fait faute de rapprocher Duchamp et Jarry, leur sens de la dérision, leur goût des jeux de mots et leur humour manifestant électivement dans un comparable recoin à la machine pour substituer ressorts mécaniques aux ressorts humains. Curieusement, on n'a pas beaucoup insisté sur ce que Duchamp doit au Surmâle et, du coup, on n'a pas vu comment ce qu'il s'est abstenu de lui emprunter aura eu fonction d'arrêt ou tout au moins de suspens. Ainsi ne serait-ce pas d'avoir justement ignoré le noir d'une criminalité érotique qui apparaît soudain chez Jarry à la fois comme principe d'accélération et moteur obscur de la quête amoureuse, dès lors que le porteur de cette énergie redoutable gagne à la fois la course des dix mille milles et bat tous les records amoureux, que Duchamp aura paradoxalement été contraint de choisir son « retard en verre » ? Autrement dit, de s'en tenir à cette transparence fleuve qui, tout en laissant croire qu'elle donne sur le monde, ne libère nullement de la circularité du regard instaurée par la tradition courtoise, celle-ci fût-elle traitée de manière ironique.
Pourtant à considérer « l'approximation démontable " à laquelle Duchamp a finalement voulu nous affronter, à l'évidence, la transparence du « Retard en verre» n'aura nullement empêché le noir de revenir, plus dangereux que jamais, pour installer la criminalité du désir au cœur de cet assemblage posthume.
Et, encore une fois, je ne sais que Robert Lebel pour en avoir ressenti la dimension inquiétante sinon crapuleuse à la vue de ce « corps nu que Duchamp a couché de biais sur des fagots dans une posture de ménade, de sorcière ou de martyre, promise aux flammes du bûcher ». Il n'est pas jusqu'à l'aspect fragmentaire de son anatomie auquel, à part Robert Lebel, personne ne semble avoir prêté attention, alors que la tête disparaît sous la chevelure, les jambes sont sectionnées et que le tronc est prolongé du seul bras gauche.
Que s'était-il donc passé sinon le retour des chiens d'Actéon, soudain revenus pour mettre en pièces non seulement le regard du regardeur mais l'objet même du désir ? Avec pour conséquence tragique, le fait que la circularité de la représentation amoureuse n'en avait pas été brisée pour autant mais lestée de tout noir dont Le Grand Verre était censé faire l'économie.
Et une fois de plus, Duchamp aura visé juste en nous laissant devant cette catastrophe intérieure que bien peu dans le siècle auront su prévenir ne voulait pas d'abord voir.
D'où l'« insoutenable malaise» de Robert Lebel rapportant celui de William Copley. le donateur de ce « chef-d'oeuvre inconnu » au musée de Philadelphie qui n'aurait pas pu dissimuler sa « répugnance devant cette « Vanitas " ou « Charogne » gisant comme « exhumée du monde souterrain des Érinyes avec ce qu'une semblable évocation comporte d'implications sardoniques ».


Sans doute personne n'aura été plus près que Duchamp de se reconnaître dans la constatation que fait Jarry au début du Surmâle impliquant que le désir tourne en rond et que l'amour en est le masque scandaleux, Mais c'est Jarry qui, du plus profond de sa révolte, trouve la " solution imaginaire » et brise l'infernale répétitivité en misant sur l'amour comme improbable tangente du désir, c'est-à-dire en opposant à la mécanique amoureuse autant l'éblouissement lyrique que l'obscurité criminelle où celui·ci puise son énergie. Et l'extraordinaire avec Jarry. c'est qu'il ne propose une « solution imaginaire» que quand il en sait la résolution pratique.