Le tryptique de Moulins


Moulins
Olivier Cena
Telerama n° 3193 - 26 mars 2011

La basilique Notre-Dame-de-l'Annonciation de Moulins, de style gothique flamboyant, est une curiosité architecturale. Achevée en 1540, devenue cathédrale en 1823, elle souffre d'un agrandissement néogothique dû à l'architecte Jean-Baptiste-Antoine Lassus, dont Viollet-le-Duc fut le disciple. L'ensemble, disparate, est assez laid. En ce début d'après-midi ensoleillé, sa vaste nef est vide. Les magnifiques vitraux de la partie ancienne y diffusent dans la pénombre une lumière merveilleuse. Seul M. Perrier - « comme l'eau », précise-t-il - déambule dans un bas-côté. Il est le bedeau de la cathédrale. Il en est aussi le sacristain et le suisse. Cette dernière fonction lui donne un costume, une hallebarde et le droit - « comme l'évêque », dit-il - de conserver son chapeau dans un lieu consacré.
Et puis M. Perrier possède les clés de la sacristie. Il en ouvre la porte à la demande et vous y enferme aussitôt, à double tour, dans le clair-obscur. Alors M. Perrier parle. Il récite. Il a rejoint ce que l'on devine être sa place, derrière un cordon, dans la lumière, aux côtés du trésor de la cathédrale, le retable de la Vierge en gloire, dont on ne voit que les volets fermés décorés d'une splendide peinture en grisaille représentant l'Annonciation. Il raconte l'histoire de cette oeuvre peinte à la fin du XVe siècle par un artiste inconnu, surnommé le Maître de Moulins, oubliée et redécouverte quatre siècles plus tard par Prosper Mérimée. Et, bien que les historiens, après avoir longtemps hésité sur l'identité du peintre - Jean Prévost ou Jean Hey (ou Hay) -, viennent, à l'occasion de la récente exposition « France 1500 » au Grand Palais, à Paris, de s'accorder sur le nom du second, Jean Hey, M. Perrier préfère garder l'incertitude et le surnom : Maître de Moulins.
Proche de la cathédrale, le musée Annede-Beaujeu mêle ses collections à quelques-uns des achats du Frac Auvergne. La rencontre a lieu à l'étage, évitant ainsi le rez-de-chaussée, où sont conservées de belles sculptures romanes et gothiques. On ne note aucun affrontement, tant les oeuvres contemporaines s'associent à l'académisme du XIXe siècle, omniprésent dans le musée. La consolation vient de deux petits Corot et d'une série de petits paysages de son ami Henri Harpignies - aussi, un peu, de l'immense portrait rouge du Père de l'artiste (1996), de Yan Pei-Ming. Ce n'est pas rien.
Ils n'effacent pourtant pas dans la mémoire l'extraordinaire jaune de la coiffe de sainte Anne sur le panneau droit du retable. Car M. Perrier, avec un art consommé du suspense, a fini par ouvrir les volets. Et la première vue est un choc. La plupart du temps fermé depuis cinq siècles, le retable a conservé ses couleurs d'origine. Elles sont admirables. L'ensemble est admirable : la composition, les drapés, la magnificence des tissus, des bijoux et des tapis. Jean Hey a donné au visage de la Vierge, à ceux des douze anges qui l'entourent et des deux archanges qui la couronnent, une douceur enchanteresse. M. Perrier insiste sur la délicatesse et l'élégance avec lesquelles il a peint les mains, et il a raison. Il dit aussi qu'avant de servir la messe l'évêque de Moulins vient se recueillir devant l'oeuvre. Il montre l'endroit. Après chaque office, les fidèles accompagnent le curé ou l'évêque devant le retable, que M. Perrier leur a ouvert, et récitent une prière. C'est une tradition. L'oeuvre suscite toujours une grande ferveur. Ce n'est donc pas, comme l'affirme le musée dans le titre de son exposition, une simple question de temps.

 

(Jean Hey, Triptyque de la Vierge en gloire, adorée par Pierre de Bourbon et Anne de France, Moulins, cathédrale Notre-Dame)
Le triptyque est une commande du duc Pierre II et de son épouse Anne de France pour la collégiale, ou selon d'autres historiens de l'art, pour la chapelle privée des ducs. Le panneau central représente la Vierge de l’Immaculée Conception tandis que, sur les deux panneaux latéraux figurent les donateurs, représentés agenouillés et accompagnés de leur saint patron respectif, ainsi que de leur fille Suzanne de Bourbon : Pierre II, duc de Bourbon présenté par saint Pierre et Anne de France et sa fille Suzanne présentées par sainte Anne. Sur sa face externe, le triptyque est orné d’une Annonciation traitée en grisaille.
Le panneau central montre la Vierge Marie en gloire, assise sur un trône et tenant sur ses genoux l’Enfant-Jésus. Elle est entourée de quatorze anges répartis de part et d’autre.
Deux d’entre eux soutiennent une couronne au-dessus de la tête de Marie, six la regardent avec dévotion, et deux autres, au bas du tableau, tiennent un phylactère : le premier l’indique du doigt tandis que l’autre désigne la Vierge comme pour signifier que le texte se rapporte à elle. L’inscription latine évoque le rôle majeur de la Vierge dans la foi chatholique : « Hæc est illa de qua sacra canunt eulogia, sole amicta, Lunam habens sub pedis, Stellis meruit coronare duodecim »7.
Au cÅ“ur des cercles concentriques qui apparaissent derrière Marie, se trouve un soleil qui met en lumière le caractère exceptionnel de sa personnalité et la dimension divine de son destin. Figurée flottant dans les airs, elle repose ses pieds sur un croissant de lune. La somptueuse couronne que les deux anges s’apprêtent à déposer sur sa tête se termine par douze étoiles (seuls sept sont visibles sur le tableau, mais on peut distinguer la base de cinq fleurons masqués par la perspective).
La Vierge n’est pas drapée du bleu traditionnel de l'iconographie mariale mais d’un lourd manteau rouge rappelant la Passion du Christ, comme dans les Vierges d’Hans Memling et de Jan Van Eyck, signe de l’influence de l’art des primitifs flamands dans l’Å“uvre du Maître de Moulins. Elle se tient humblement tête baissée dans une attitude de profond recueillement alors que l’Enfant Jésus dirige ses regards vers le monde, bénissant de la main, ce qui suggère qu’il a déjà connaissance de sa mission spirituelle.
Sur les panneaux latéraux, les donateurs sont représentés avec leur saint patron respectif et leur unique héritière Suzanne, au visage est particulièrement disgracieux. La famille ducale montre un recueillement auquel s'oppose l’attitude de saint Pierre et sainte Anne, laissant supposer qu’ils viennent d’intercéder en leur faveur auprès de Marie.