MANFRED HEITING magazine XXI

MANFRED HEITING
magazine XXI - AVRIL/ MAI / JUIN 2010

par Michel Guerrin

Nous sommes sur les hauteurs de Malibu, cet interminable balcon doré que Los Angeles déploie sur la façade Pacifique. La route serpente entre les villas californiennes, taillées au cordeau. Le quartier est peuplé d'acteurs de cinéma et de hippies. Il fait 30°C, mais l'air circule.
La voiture pile devant une maison masquée par une haie d'arbres et de plantes: cyprès, oliviers, bambous, bougainvilliers, citronniers, palmiers, fleurs de la passion ... Des effluves de chèvrefeuille, jasmin, lavande et romarin s'entremêlent.
La propriété est fragmentée en petites maisons plantées dans la pente. Une piscine, étroite comme un canal, est remplie d'eau purifiée à l'ozone. Une piscine bio. Où que porte le regard, nulle habitation. Juste le ciel bleu, la verdure et l'océan.
« Bienvenue en petite Provence! » Un grand gaillard en bermuda et polo s'approche. La tignasse est blanche comme la barbe, taillée sec. Le sourire est généreux, le bonhomme volubile.
Manfred Heiting adore parler. Il peut passer une heure à raconter comment il a fait venir d'Allemagne les matériaux qui lui ont servi à aménager la villa, où il s'est installé en 2001 avec sa femme, Hanna.
Mais, surtout, il aime parler de photographie. Il vit dedans depuis cinquante ans. A 67 ans, cet Allemand a été l'un des quatre ou cinq plus importants collectionneurs de photographies au monde. Après avoir vendu son bien au musée des Beaux-Arts de Houston (Texas), il enrichit désormais une deuxième collection, des livres illustrés de photographies. Il possède déjà vingt mille ouvrages. Encyclopédique, sa nouvelle collection vient rappeler que le livre - on l'a un peu oublié - a longtemps été la première façon de découvrir et regarder des images. Ses premiers ouvrages illustrés datent du XX' siècle, les plus récents des années 2000. Signé de Daguerre, le plus ancien a été imprimé en 1839. L'inventeur du daguerréotype y décrit son procédé. Manfred Heiting possède un album du voyageur Maxime du Camp, une bible illustrée en photos, un ouvrage de 1887 qui abrite la première reproduction d'une image. Mais l'essentiel de sa collection tourne autour de la modernité du XX' siècle. De 1920 à 1950, le livre de photographie est roi, prolifique, inventif, audacieux. Il s'en publie parfois à quelques exemplaires, parfois à plusieurs centaines de milliers.
Ce passage entre deux siècles, Manfred Heiting le résume d'une formule: « Si vous tapez sur la tête de quelqu'un avec un livre du XIX', la personne est morte; si vous tapez avec un livre du XX', c'est le livre qui est mort. »

UN ILÔT D'ÉRUDITION

Vingt mille livres sur la photographie, on peut en trouver sans problème ailleurs. Mais un ensemble de cette qualité, pimenté de nombreux ouvrages rarissimes, documentés par un propriétaire savant et acharné qui sait ce qui lui manque encore, cela n'existe nulle part ailleurs. Ni chez un particulier ni dans une bibliothèque publique.
« Personne au monde ne fait ce job comme je le fais! » dit Manfred Heiting, venu s'installer à Los Angeles car « l'endroit est sec, frais la nuit, avec de l'air » ce qui « est parfait pour moi, pour les photos et pour les livres ». Quant à la grande faille et au risque sismique, la bibliothèque est prévue pour « résister à un tremblement de terre de niveau 6,5 sur l'échelle de Richter ».
Dans la pénombre de sa maison, îlot d'érudition monacale posé au milieu d'une Californie hédoniste, s'alignent les trésors. Des collectionneurs de Paris, Tokyo, New York, Berlin ou Zurich, se damneraient pour que l'Allemand de Malibu leur vende son exemplaire de Facile, un ouvrage culte du surréalisme, publié en 1935, qui associe des poèmes de Paul Eluard à des photographies de Man Ray. « Les Français sont fous de ce livre », s'amuse-t-il.
En fait, Manfred Heiting possède trois exemplaires de Facile. Le premier est classique. Le deuxième intrigue: il possède une couverture flexible en lamelles de bois. Le troisième épate : c'est le numéro 2 sorti de l'imprimerie. Signé à la main par Eluard et Man Ray, son état est parfait et il contient une épreuve originale du photographe américain.
La question, avec Manfred Heiting, n'est donc pas de savoir s'il possède tel livre, mais combien d'éditions différentes de chaque livre.
Il existe, par exemple, une douzaine d'éditions du mythique Américains de Robert Frank, paru en 1958. Après un texte épique signé Jack Kerouac, le photographe fait défiler, comme en un road movie en noir et blanc, l'envers visuel, désenchanté et mélancolique d'un pays disloqué. L'ouvrage tranche avec l'imagerie flamboyante et conquérante des Etats-Unis qui donnera naissance à la société de consommation. Heiting possède toutes les éditions des Américains, même celle en chinois.
Il conserve aussi vingt-deux éditions différentes de livres d'Eugène Atget, immense photographe de Paris, des taudis de banlieue ou des vestiges de Versailles, au tournant des XIX' et XX' siècles.
Il possède également un exemplaire, signé par l'auteur, de l'Electricité de Man Ray. Ce fascicule publicitaire, réalisé en 1931 pour la Compagnie parisienne de distribution d'électricité, contient dix rayogrammes - des objets domestiques posés à même le papier photographique et qui laissent leur trace après impression' dans la chambre noire.


« Si vous tapez sur la tête de quelqu'un avec un livre du XIXe, la personne est morte; si vous tapez avec un livre du XXe , c'est le livre qui est mort. »


Il détient les trois éditions de Banalité, un livre bien allumé, publié en 1930, qui associe des poèmes de Léon-Paul Fargue à seize photos surréalistes imaginées par Roger Parry à partir de ses rêves.
Terminons avec le plaidoyer massif et brutal de l'Allemand Albert Renger-Patzsch pour la beauté nette, frontale, froide et « objective », de notre monde. Die Welt sit scion (« Le monde est beau »), qui rassemble des vues d'objets en gros plan, mais aussi d'une vipère ou d'une fleur, se clôt sur des mains jointes comme en un appel à Dieu. Tout collectionneur se doit d'avoir au moins une des neuf éditions publiées en deux ans de ce best-seller de 1928. Heiting possède les neuf.

DES NOTES DE MUSIQUE

La vie de Manfred Heiting démarre en gris. Il naît en 1943 à Detmold, dans une Allemagne en ruine. Son premier souvenir visuel remonte à ses 4 ans, « Je me souviens des vêtements ternes, parce qu'il y avait pénurie de teinture. »
Le gamin habite à la campagne, à Osnabrück (Westphalie). Il se promène souvent dans la décharge, proche du domicile familial, où il récupère des morceaux de papier jetés par une imprimerie. Ils sont bleus, rouges, verts: « Je les garde parce qu'ils sont en couleurs. »
C'est sa première collection. Elle rejoint une préoccupation intime - la vie est belle, il faut la dévorer,
Elle préfigure aussi son travail de graphiste et designer. La deuxième, ce sera les timbres.
Manfred Heiting reproduit ce que l'on a vu cent fois chez d'autres: un collectionneur, un vrai, commence tôt, amasse tout, de façon compulsive, obsessionnelle. « Collectionner sérieusement est un travail à temps plein. Et vous ne pouvez le faire par intermédiaire. »
La photographie ? Il a pratique, adolescent, mais pas plus que tout un chacun. On se dit alors que son goût pour le graphisme lui a servi de pont vers l'image. On se dit aussi qu'il est né dans une Allemagne à la pointe de la photographie, dans un pays qui a inventé au début du XX· siècle la presse illustrée à grands tirages.
On se dit tout cela, mais on a tout de même du mal à comprendre comment cet Allemand s'est installé au coeur de ce bouillonnement qui a vu l'image passer, en quarante ans, de l'objet méprisé aux cimaises des musées. « De la cuisine à la table du maître », rigolait Robert Doisneau.
Disons-le donc en chiffres : Manfred Heiting a jadis acheté 300 euros des photographies qui, aujourd'hui, valent 100000 euros pièce en salle des ventes.
C'est en 1965 que l'Allemand prend conscience que la photographie peut être bien autre chose qu'une reproduction dans un journal ou un livre. Du jour du déclic, il se souvient parfaitement. Car il sera le fruit d'une engueulade monumentale.
Recruté à 22 ans comme graphiste par la société Polaroïd, célèbre pour ses appareils à développement instantané, Manfred Heiting travaille alors à Amsterdam où il imagine le packaging de l'appareil SX70, que des millions de gens vont utiliser pour photographier leur copine en petite tenue ou la réunion familiale. Il conçoit aussi des campagnes de publicité.
Pour réaliser une mise en pages, il découpe aux ciseaux le tirage d'un paysage américain et le punaise au mur. Rien de plus normal: pour un designer, la photo est un rectangle de papier que l'on triture entre les doigts, que l'on plie, un matériau comme de la pâte à modeler. Problème:  l'auteur de l'image l'apprend.
Et, de Boston, appelle Heiting: « Ne recommence jamais ça ! » Au bout du fil, Ansel Adams est furieux. Célèbre pour ses paysages grandioses et lyriques de l'Ouest américain, ce photographe capable de faire surgir de son laboratoire des gris et des noirs aux nuances infinies va jouer de 1930 à 1970 un rôle central dans la reconnaissance de la photographie comme art. Sa sincère colère amène Manfred Heiting à réaliser qu'une image a un auteur, qu'une image a une histoire.
Aujourd'hui encore, il se souvient des mots d'Ansel Adams: « Le négatif, ce sont les notes de musique; le tirage,c'est l'interprétation de cette musique. Vous n'avez rien à faire avec les notes, vous écoutez l'interprétation. » Si le négatif est la base, le tirage constitue l'original. Et chaque tirage est toujours différent d'un autre.

COLLECTIONNEUR, PAS DÉCORATEUR

C'est avec ce principe en tête que, trois ans plus tard, en 1968, Manfred Heiting achète sa première photo. Une image d'Ansel Adams, bien sûr. En fait, la plus célèbre:  Moonrise. Prise le 31 octobre 1941 à 16 h 05 exactement, elle représente la petite ville d'Hernandez au Nouveau-Mexique (Etats-Unis). La photo fascine par son côté irréel, mélange de noirceur et de luminosité. Le ciel est d'encre, animé par un horizon très blanc et la lune qui monte. Adams interprète la réalité par son sens du tirage, poussant loin les contrastes.
Manfred Heiting gagne 900 dollars par mois. Il achète 360 dollars son tirage de Moonrise. Sur les soixante dernières années, cette image a été tirée à des centaines de milliers d'exemplaires, sur cartes postales, en posters, dans la presse et les livres.
C'est le premier pas. Il alimente ensuite sa petite collection en gardant simplement les photos qu'il a l'habitude de jeter à la fin d'un travail. Il côtoie des dizaines de photographes pendant ses dix-sept années à Polaroïd. Son poste est stratégique. Ceux-ci lui donnent de nombreuses épreuves.
Puis, il passe chez American Express, où il reste dix ans. Responsable des relations publiques et du magazine Expression, diffusé en quatorze éditions et envoyé aux deux millions de détenteurs de la carte de crédit, il continue d'amasser les images.
Aujourd'hui, il dit qu'il n'est pas vraiment collectionneur durant les  premières années: « Tant que vous pensez à vos murs pour y accrocher des images dessus, vous ne faites que de la décoration.» Ce qui est exact.
Les grands collectionneurs n'ont quasiment pas d'images au mur. Leurs épreuves sont conservées dans des meubles aux tiroirs de fer, dans des pièces climatisées, à l'abri de la lumière et des variations de température ; et ils ne les manipulent qu'avec des gants de coton blanc pour ne pas risquer de les abîmer.
Manfred Heiting a 32 ans quand il se met sérieusement à acheter des photographies. Une exposition en 1975 de l'Américain Paul Strand, peut-être le premier photographe moderne, à la fin des années 1910, le convainc de se lancer. Paul Strand en a assez que la photo singe la peinture avec ses effets de flou sur la campagne marécageuse ou sur le corps nu et ambré d'une femme potelée. Il veut être net, il veut des noirs et des blancs, des angles, des lumières qui découpent l'espace percutant de la ville.
Il photographie sans ménagement - pour elle et pour le spectateur une vieille femme aveugle en gros plan. Heiting est impressionné.

QUATRE MILLE ÉPREUVES VENDUES

Il se met à acheter beaucoup dans  les ventes publiques, à New York ou  à Londres, les deux places fortes du marché. La première est riche de ses acheteurs fortunés, la seconde détient un impressionnant grenier d'images. Sa collection se nourrit de tous les genres et de toutes les époques ; de l'inventeur anglais Talbot qui crée, en 1840, le tirage reproductible, jusqu'à Andreas Gursky, un as allemand du grand format coloré et qu'affectionnent les yuppies.
Comme tout bon collectionneur,  Manfred Heiting ne cherche que des  épreuves originales tirées dans la foulée de la prise de vue. Il lui arrive de payer le prix fort. Son acquisition la plus chère est à 220000 dollars : il s'agit, en 1993, d'un tirage au platine qui représente la belle Italienne  Tina Modotti dans les années 1920 par son amant, le photographe américain Edward Weston, un puritain très coté.
Manfred Heiting dit avoir acheté vingt photographies pour de 50000 dollars chacune. Mais la majorité de sa collection lui coûte entre 500 et 2 000 dollars pièce. Quand les prix s'emballent, à partir du début des années 1990, et que l'argent lui manque, il revend - des photos acquises 500 dollars, qui trouvent preneur à 15000 ou 20000 dollars - afin d'acheter mieux.

Sa bibliothèque est divisée en trois espaces. Dans le premier, se trouvent les livres les plus rares des plus grands photographes. Regardons juste à la lettre A. Voici Ansel Adams, suivi d'Eugène Atget, puis d'Avedon, puis...

Très vite, il s'essouffle, n'arrive pas à suivre la hausse des prix. «Il y a deux ou trois photos de Paul Strand dont je rêvais mais à 300000 euros l'épreuve, non, je n'avais pas cet argent.» Le collectionneur sent qu'il arrive au terme d'une aventure. Il possède de belles choses dans le contemporain, mais, là aussi, il voit les limites: « Les papiers s'appauvrissent, les tirages se standardisent, devenant des produits de laboratoire sans âme et sans histoire. » Il arrête d'acheter de la photoconsumériste en 2000, date symbolique qui voit le numérique supplanter l'argentique. Et vend son trésor de quatre mille épreuves en 2002 au Museum of Fine Arts de Houston (Texas) pour 50 millions de dollars. Ce qui pose assez bien que Heiting n'est pas un plaisantin. « Comme chacun sait, vous ne pouvez emporter avec vous ce que vous avez construit », dit-il. Les grands collectionneurs refusent souvent de transmettre leurs centtaines ou millier de pièces à leurs héritiers. Par peur de la dispersion, ils préfèrent vendre à une institution ou à un musée. Pour eux, une collection est un bloc. Maintenir à travers le temps la cohérence de l'ensemble, c'est se donner une deuxième vie, c'est aussi permettre aux spécialistes et historiens de juger de la pertinence d'un oeil, de cerner l'originalité d'un regard.
Ses photos vendues, Heiting s'interroge. Que faire, maintenant?  « Le tour du monde ? »  Non: « J'avais une passion, la photographie. Mais j'éprouvais autant de plaisir, sinon plus, avec les livres. » Il bascule, passe de l'univers du tirage à celui du papier.
Le saut est naturel. Dans sa quête, tout collectionneur d'épreuves s'est nécessairement bâti une solide bibliothèque spécialisée afin de référencer techniques, auteurs et images. Tout collectionneur a également appris que « de nombreuses images importantes de photographes ont disparu en tant qu'épreuves et ne sont connues que par leur reproduction dans des livres ou catalogues. »
Enfin, le papier du livre crée «moins de contraintes financières et de problèmes d'assurance ». Pratiquement, Manfred Heiting achète des livres de photo depuis plus de quarante ans; son premier achat date de 1967. D'une collection l'autre, il raisonne avec la même obsession de l'objet. Pour un bon livre de photo, il faut un bon photographe, de bonnes photos mais, surtout, une mise en pages inventive: la couverture doit surprendre, l'impression être impeccable. « Le livre qui empile les bonnes images m'ennuie. »

DANS SA BIBLIOTHÈQUE, LA CURIOSITÉ DU MONDE

Pénétrons dans sa bibliothèque, quatre pièces aux murs couverts de rayonnages en teck importé du Canada. Le bois épouse les fantaisies architecturales de chaque pièce, littéralement tapissée jusqu'aux coins, recoins et même arrondis.
Sur chaque planche, des livres couverts d'une protection en polyester qui laisse voir leur couverture. Tous portent un numéro d'inventaire. Les ouvrages les plus précieux sont placés dans des boîtes de carton, gris et épais. Ces boîtes sont fabriquées, selon la nécessité, par l'assistant de Manfred Heiting, avant d'être placées sur les rayons, à l'abri de portes vitrées ou en bois.
Le classement, à plusieurs entrées, mêle auteurs, pays, genres et formats. L'important, comme dit l'adage, est que le propriétaire s'y retrouve. C'est le cas. Je demande un titre à Manfred Heiting. Il consulte sa base de données sur ordinateur à écran géant puis, sans hésitation, se dirige à grands pas vers la bonne étagère. Muni d'une pincette spéciale, pour ne pas briser la reliure de l'ouvrage, il extrait alors délicatement l'objet recherché.
Sa bibliothèque est divisée en trois espaces. Le premier, le Saint des Saints, est froid et climatisé. Il s'agit d'une pièce: « Mon paradis », dit Heiting.
Au centre, une grande table de bois nu. Sur les murs, une petite vingtaine d'appareils photographiques. Quelques tirages encadrés aussi, dont  le fameux portrait de Winston Churchill par YousufKarsh. Mais, surtout, ici se trouvent les livres les plus rares des plus grands photographes de l'histoire.
Regardons juste à la lettre A.
Voici d'abord Ansel Adams, suivi d'Eugène Atget, puis d'Avedon, puis ...
Le deuxième espace, dédié au dada de Manfred Heiting, livre en creux une belle part de la personnalité du collectionneur, de sa curiosité, de sa méticulosité aussi. Ici, il n'est pas donné de prime à l'auteur des images, et donc à son originalité esthétique. Tout se joue sur le contenu documentaire. Rayon après rayon, on plonge dans les méandres de l'histoire du monde et des époques. Classés par pays, des milliers d'ouvrages parlent de tourisme, de géographie,
de voyages et d'histoire. Dans cette éruption, l'Allemagne des années 1920 à 1950 est formidablement représentée, tout comme les Alpes. L'intention de Heiting? Saisir comment on s'habille, on mange, on s'aime, on s'amuse, on se coupe les cheveux, on décore sa maison à travers le monde. Découvrir à quoi ressemble un supermarché, un garage, un restaurant de village, un hôtel, une usine. Cerner l'évolution d'un paysage, d'un lotissement, d'un centre urbain, d'une rue, d'un bord de mer.
Un passionné de photographie ne s'intéresse, a priori, qu'aux grands artistes. Pas Manfred Heiting: « Je suis persuadé que la photo ne peut exister par elle seule, elle doit entrer en résonance. Cela m'excite de trouver des combinaisons. »
Le dernier espace, le troisième, est le plus beau. Une rotonde de quatre mètres de hauteur abrite les livres ... de livres. Austères répertoires, précieux listings et rares ouvrages thématiques sont regroupés dans ce havre. La mémoire des oeuvres vouées à la destruction par le régime nazi - dont le travail de photographes juifs, comme Moholy-Nagy, André Kertész ou Brassaï ... - a ici survécu et se trouve répertoriée en quatre volumes. Un ouvrage dresse, de 1919 à 1933, la liste de toutes les publications berlinoises sur la photographie, le designet la publicité, un autre recense les publications d'entreprises, de 1945 à 1965, aux Pays-Bas.

Heiting ne veut pas de reliures cassées, de couvertures fatiguées, de jaquettes manquantes ... Un livre digne de son intérêt est un tout, qui, défini en vingt huit critères, doit tendre à la perfection.

VINGT MILLE « CARTES D'IDENTITÉ »

Ce qui intrigue, quand Manfred Heiting fait défiler les pages sur son ordinateur, c'est que chaque livre possède une véritable «carte d'identité» illustrée par sa couverture. Amoureux de l'objet, le collectionneur a défini vingt-huit critères qui lui permettent de radiographier ses ouvrages: l'importance du photographe, des images, du contenu, la mise en pages, la typographie, le procédé d'impression, la couverture, la jaquette si elle existe, le numéro d'exemplaire, l'éditeur, l'imprimeur, la dédicace ou son absence, la provenance, le nombre d'éditions avec leurs particularités, la diffusion, l'état ...
Manfred Heiting ne cherche, bien sûr, que des livres impeccables. Il les veut exactement en l'état où le public a pu les acheter à leur sortie voici quarante, cinquante ou cent ans. Trouver des ouvrages qui n'ont pas souffert du temps, tel est son Graal. «Il n'y a pas de rareté du livre de collection, il y a rareté des livres que je cherche », dit-il. Il ne veut pas de reliures cassées, de pages déchirées, de couvertures fatiguées, de jaquettes manquantes ... Un livre digne de son intérêt est un tout, qui, défini en vingt-huit critères, doit tendre à la perfection.
Cette approche, d'une exigence absolue, l'éloigne de la logique des bibliothèques. Même des plus prestigieuses : « Elles s'intéressent au contenu des livres tandis que, moi, je m'intéresse aux objets qui ont un contenu. »
Conseiller de la puissante fondation Getty, qui trône sur une colline proche de Los Angeles et possède des milliers de livres dans son département de photographiil note que ses responsables ne connaissent que les titres et les références basiques de leur fonds.
Le Getty, explique-t-il à l'appui, possède trois exemplaires d'un livre rare de l'artiste russe El Lissitzky (1890-1941), roi des avant-gardes. « Mais il faut savoir s'il y a une jaquette ou pas, si elle est en tissu, en parchemin, avec une image dessus, si le livre est logé dans une boîte, s'il s'agit de la première ou de la sixième édition, s'il y a le même nombre de pages, si les photos sont dans le même ordre ... Tout cela est important. »
Il ajoute que nombre de bibliothèques de par le monde ont jeté les jaquettes, à partir des années 1960, pour faciliter le rangement. « Sans jaquette, le livre est comme amputé. On ne sait si l'auteur et l'éditeur ont opté pour une photo, s'il y a un titre et comment il est présenté. »

« CE SONT LES LIVRES QUI ME TROUVENT »

Comme un chasseur de primes, Heiting sait très exactement ce qui lui manque. Les 873 ouvrages absents de sa collection sont fichés dans sa base de données. « Ils existent quelque part, même si je ne les ai pas tous vus. » Y-en a-t-il un qui lui tienne plus à coeur que les autres ? Il cite immédiatement Beyond this Point, un ouvrage publié en 1929. Francis Joseph Brugoière, son auteur, était un photographe moderne américain, resté méconnu, qui jouait de la lumière et de l'abstraction. «Je l'ai déjà sans la jaquette, mais c'est si important de l'avoir avec. Je trouverai, même s'il va y avoir du sport. .. »

La réputation de Heiting est telle qu'une vingtaine de personnes, aux quatre coins du monde, l'alertent immédiatement en cas de pêche miraculeuse. « Ce sont les livres qui me trouvent, plutôt que le contraire », dit-il. Il n'achète jamajs à l'aveugle et examine scrupuleusement ses éventuelles acquisitions. Trois fois par an minimum, il sillonne le monde pour rencontrer des libraires, assister à des ventes aux enchères, écumer les foires de Leipzig ou de New York et rendre visite à des descendants de photographe. Il consulte aussi les archives d'imprimeurs de l'entredeux- guerres pour repérer des ouvrages dont il ne soupçonnait pas l'existence. «L'Allemagne desannées 1930 comptait autour de cinq cents éditeurs, mais seulement cinq imprimeurs importants. Autant éplucher les documents de ces derniers.» .
Il dépouille aussi les revues illustrées, comme Broom, un magazine d'avant-garde américain dans lequel Man Ray avait publié dès 1922. « L'avant-garde a tellement bougé, elle a tellement été disloquée, il faut la suivre ... »
Dans sa course à la perle rare, les fausses pistes sont nombreuses. Des journaux ont, par exemple, annoncé la publication de livres qui, finalement, n'ont jamais vu le jour. « J'ai passé beaucoup de temps à courir après des livres qui n'existaient pas. »
Ce fut notamment le cas quand Manfred Heiting se mit à la recherche d'une deuxième édition de FotoAuge, un ouvrage expérimental de 1929 du théoricien allemand Franz Roh, qui haïssait toute image rappelant la peinture et usait de collages afin de perturber la lecture.
Il y a aussi le cas de ces livres publicitairement déclinés dans des éditions remaniées à seule fin d'attirer le chaland. Tel est le cas de Man Ray photographs 1920-1934, de James Thrall Soby, dont seule la jaquette a changé pour la deuxième édition.
Dernier problème, ces milliers de professionnels et bibliophiles
éclairés qui mettent en avant l'auteur du texte, le sujet, l'éditeur et l'imprimeur mais négligent souvent de mentionner l'auteur des images. «Le nombre de fois où j'ai demandé à un libraire s'il avait un livre de Cartier-Bresson ou Brassaï et qu'on m'a répondu: "Qui en est l'auteur?" »
Heiting a un terrain de chasse privilégié: les avant-gardes de l'entre-deux-guerres. A ses yeux, trois pays sont rois: l'Allemagne avec son école du Bauhaus, la France et le surréalisme, l'ex-URSS avec le constructivisme et la propagande.

ENTRE LES DEUX GUERRES, LE BOUILLONNEMENT EUROPÉEN

On a, aujourd'hui, du mal à imaginer la profusion et la diversité
des ouvrages créés dans ces pays, alors en plein tourbillon artistique. Les couvertures les plus audacieuses, parfois même en relief ou en métal, rivalisent avec une typographie toujours inventive et élégante. Les blancs entre deux photos sont maîtrisés, l'impression se fait en héliogravure, les à-plats sont en couleurs. Les imprimeurs disposent de machines performantes et des centaines d'éditeurs, appuyés par des graphistes imaginatifs et des réseaux de distribution efficaces,  se disputent leurs faveurs pour répondre à la demande d'un public friand de découvertes.
L'Allemagne, portée par ses écoles dans lesquels art et industrie font bon ménage, est sans doute le pays le plus imaginatif. C'est aussi le plus en avance, aussi bien en technique, pour l'impression des images, qu'en diffusion - un prix unique du livre est mis en place dès 1898. C'est enfin un pays dont on connaît exactement et dans le moindre détail toute la production éditoriale de 1898 à 1952.
Quand on pense qu'Albert Renger Patzsch publie deux cents livres, dont certains à des centaines de milliers d'exemplaires ... Manfred Heiting est en train de boucler une somme sur tous les livres allemands qui ont eu recours à la photographie, notamment ceux consacrés à l'architecture et à la propagande. Il ne les a pas encore tous dans sa collection, mais il aime montrer un gros album de famille nazie, daté de 1940, où, page après page, défilent les vues familiales et heureuses. Il dispose, pour son projet, de trois mille reproductions de couvertures. Douze personnes ont rédigé les textes destinés à accompagner les vingt-huit thèmes illustrés retenus. L'ensemble compte cinq cents pages.
Mais c'est en ex-URSS que le livre de propagande est le plus sophistiqué. Heiting en possède des centaines, avec de grands photographes comme El Lissitzky ou Alexandre Rodchenko mais aussi Robert Capa, le photoreporter d'origine hongroise, cofondateur de l'agence Magnum. Selon lui, André Breton poète et théoricien du surréalisme, a fort probablement joué un rôle dans l'intérêt de Staline pour la propagande par l'image et le livre : «Breton s'est rendu au tout début des années 1930 à Moscou. Là, il est tombé sur des livres illustrés, petits et mal imprimés. Il a fait comprendre au régime stalinien que la photo était un support plus efficace que les mots.
Après sa visite,je l'ai remarqué, les livres sont devenus plus grands et de meilleure qualité, avec un design sans égal: collages et montages d'images, rabats de couverture, dépliants, couverture en relief, usage du noir et du rouge ... »
Dans l'entre-deux-guerres, un tirage de vingt mille exemplaires est un minimum. On se dit que, pour un collectionneur, la collecte doit être facile. Ce serait négliger un obstacle de taille: le chaos de la période. «80 % des livres allemands ont été détruits et brûlés par le régime nazi; à ces pertes, il faut ajouter les ravages de la guerre et des bombardements.»
Nombre d'ouvrages innovants et de propagande sur les Jeux olympiques de 1936 ont ainsi disparu. En ex-URSS, la guerre a également  été destructrice, et le pays reste aujourd'hui difficile d'accès
au chasseur de perles du passé. En France, tout existe, tout est trouvable, et le collectionneur peut s'appuyer sur un réseau de bibliophiles.
Mais il est difficile d'y cerner la production. Les archives du grand imprimeur
français Draeger - «On n'a pas fait mieux» - ont été dispersées en 1984. Une partie de celles-ci a été revendue en 1990 à l'hôtel Drouot. «Quand je pense que Draeger établissait deux ou trois copies de listings de ses livre,s imprimés ... » Manfred Heiting a tout de même collecté soixante-trois livres différents signés de Laure Albin-Guillot. « Mais il reste encore beaucoup de créations inconnues de cette photographe, et de nombreuses maquettes d'ouvrages non publiés.»

AU JAPON, DES LIVRES QUI RACONTENT DES HISTOIRES

Outre le trio Allemagne, France et URSS, le pays qui compte le plus pour Heiting est le Japon, des années 1960 à 1980. plus de mille ouvrages autour de ce thème figurent dans sa bibliothèque, tous quasi inconnus en France. Production et inventivité, notamment dans la mise en pages, sont alors sans égal, assure-t-il avec émotion. «Pensez au photographe Daido Moriyama qui a publié cent cinquante livres! Et quatre cent cinquante pour Araki! Vous trouvez dans ces ouvrages des images que l'on ne verra jamais dans les expositions. Pourquoi? Parce  que le Japon n'est pas un pays de musées, mais de livres. Les photos existent individuellement en Occident.
Au Japon, les livres sont faits pour raconter une histoire. Le récit prime et le lecteur a besoin de voir toutes les images pour comprendre ce qu'on lui raconte, comme si lui-même se trouvait derrière l'appareil.»
Enflammé, Manfred Heiting poursuit: «Quand Nobuyoshi Araki décrit en images son voyage de noces, qui se finit sur la nuit d'amour avec sa femme, il ne lâche pas son appareil, afin que le lecteur ait l'impression d'être dans le lit à sa place.»
Un des livres les plus célèbres et les plus diffusés de l'histoire japonaise traduit cette préoccupation du récit. The Map, de Kikuji Kawada, a été publié le 6 août 1965, le jour du vingtième anniversaire du bombardement d'Hiroshima. L'ouvrage,imprimé en héliogravure, contient,cent quatre-vingt-dix photos, dont vingt-trois reproduites sur des,pages s'ouvrant à la manière d'un,dépliant.
The Map est comme une carte de,la souffrance, l'allégorie d'une douleur,,qui ne s'arrêterait jamais. L'objet,,proche du tombeau, tient d'une,boîte noire et secrète. Influencé par,l'art brut et Dubuffet, admiratif de,Oe Kenzaburo, qui signe un texte,,le photographe Kawada ne présente, dans The Map que des images minérales, granuleuses, sombres. Elles n'illustrent rien, montrent souventpar fragments des murs détruits, des peaux brûlées, des quartiers anéantis. Au point que le lecteur ne sait pas bien ce qu'il voit tout en comprenant que la bombe nucléaire continue de ronger la vie.
A défaut d'être historien, Manfred Heiting en partage la démarche.
Il n'est pas un livre de sa bibliothèque auquel il n'ait au moins consacré une heure, pour élaborer sa «carte d'identité ». Découvrir un ouvrage donr on ne savait pas qu'il existait lui procure, dit-il, un plaisir supérieur à la possession. Le savoir qu'il détient est unique.
Emporté par sa passion du livre objet, il a dû maîtriser le processus de fabrication, les techniques d'impression, les variétés de papiers, les principes de tirage, l'histoire et les règles du design ... Il lui reste pourtant beaucoup à faire.

LE PLUS RARE ET LE PLUS CHER

Aucun ouvrage, aucune étude ne traitent de son domaine -large il est vrai - de façon exhaustive. Il existe bien quelques livres qui recensent les plus importantes publications de photos à travers le monde - notamment The Book of101 Books, réalisé sous la direction d'Andrew Roth, ou les deux tomes du Livre de photographies, une histoire, cosigné par le photographe et collectionneur Martin Parr et Gerry Badger. Mais ces travaux, soutient Heiting, sont lacunaires' autant par le nombre d'objets cités que pour les informations qu'ils contiennent. «Personne, par exemple, ne peut dire que tel livre existe en tant d'éditions. Et nul ne sait quel fut le premier. à comporter une jaquette ...
Tant qu'on ne tient pas la jaquette de certains livres entre les mains, on ne sait pas qu'il en existait une. » Manfred Heiting affirme s'être procuré la majorité de ses ouvrages pour des sommes allant de 50 euros à 10 000 euros. Il est plus discret sur le nombre de ceux qui lui ont coûté plus de 50 000 euros.
Son livre préféré est London, publié en 1909 par le photographe pictorialiste américain Alvin Langdon Coburn. «C'est le plus rare et le plus cher.» Mais, il est vrai, il cache une belle histoire. Devant nous, il tire le livre de sa boîte protectrice. Et se met à compter l'histoire de cet objet presque unique: «Quand Coburn a vu la première publication, qui comptait dix-neufphotos, il n'était pas content. Il a alors décidé de le refaire, mais comme il l'entendait.
La deuxième édition a été tirée, en tout et pour tout, à deux exemplaires: un pour l'éditeur Brooks, l'autre pour lui.»
L'exemplaire en sa possession est la copie de l'éditeur Brooks. Elle comporte vingt photos et non dixneuf, toutes signées de la main de Coburn, ce qui laisse sans voix. Le nom de l'imprimeur est gravé dans le cuir, en bas de la troisième de couverture.
Le coffret contient également une lettre de l'éditeur. Quand l'objet fut proposé à la vente voici quatre ans, il n'a pas hésité un instant : «Plusieurs institutions avaient demandé un délai avant de se décider. Le vendeur n'avait pas le temps d'attendre. Et moi non plus.»
Les spécialistes constatent une forte inflation du prix du livre de collection depuis cinq ans. Surtout depuis la parution du Livre de photographies, une histoire, de Parr et Badger, qui a créé un marché d'investisseurs à la recherche des ouvrages mentionnés dans la somme incomplète.
Manfred Heiting n'est pas de ce bois: «Je ne collectionne pas les livres faits pour le marché, je collectionne des livres qui, au moment où ils sont créés, sont faits pour l'artiste ou le public. Ce qui m'importe n'est pas d'avoir tel livre, mais de l'avoir pour telle raison.»

Manfred Heiting s'intéresse peu aux livres publiés après 1980, nivelés par le bas : « Les papiers manquent de richesse, l'impression est médiocre, la mise en pages se standardise, les photos s'enquillent sans texte. »

D'ailleurs, poursuit-il, tout collectionneur fortuné peut se procurer sans difficulté les livres cités dans le «Parr ». Tel est, par exemple, le cas d'un ouvrage du surréaliste Hans Bellmer. Publié en 1949 et accompagné
d'un poème de Paul Eluard, Les Jeux de la poupée est aujourd'hui une oeuvre très recherchée. De ses mains, Hans Bellmer a d'abord construit un pantin féminin articulé. Puis il l'a photographié dans des poses suggestives, propres à stimuler désir et fantasmes. Ce petit bijou, cité dans le« Parr» voici quatre ans, Heiting l'a acheté il y a vingtans.
Tout comme il s'est procuré de longue date un exemplaire d'Antlitz der Zeit (<< Le Visage de ce temps »), une création de 1929 du portraitiste allemand August Sander. «Ce livre vaut 800 euros si vous l'avez sans photo sur la couverture. Avec, le prix monte à 5000 euros. Et si vous l'avez dans sa boîte originelle, on arrive à 12000 euros.» Devinez lequel il possède?
Manfred Heiting s'intéresse peu aux livres publiés après 1980. Nivelés par le bas, ils se ressemblent trop: «Les papiers manquent de richesse, l'impression est médiocre, la mise en pages se standardise, les photos s'enquillent sans texte, avec parfois une courte introduction.»
Cet appauvrissement, assuret- il, est lié au bouleversement en cours dans le monde photographique. Alors que, pendant des décennies, le livre fut l'aboutissement d'une oeuvre ou d'une réflexion, il est maintenant utilisé à la manière d'une carte de visite. « C'est sans intérêt pour moi », tranche Manfred Heiting. Le géant de Malibu hésite. En 2002, quand il avait décidé de vendre ses quatre mille épreuves, il venait de dresser un constat semblable. Vat-il boucler la boucle ?

MANFRED HEITING POUR ALLER PLUS LOIN
The Steichen Book En 1906, Edward Steichen, maître américain d'une photographie proche
de la peinture, publie un livre tiré à soixante-cinq exemplaires, comprenant vingt-neuf images. Chacune d'elles est tirée en photogravure, puis collée à la main sur du papier japon ou velum. L'introduction est signée Maurice Maeterlinck.
Il s'agit d'un supplément «de luxe» au numéro 14 de la revue Camera Work, éditée par Alfred Stieglitz, autre grand photographe américain qui a ouvert le champ de la modernité.
Aucune institution ne possède un exemplaire similaire à celui de Heiting, avec sa boîte et sa jaquette d'origine. Cet exemplaire est passé de mains en mains, toutes prestigieuses. On peut les identifier à partir des nombreuses annotations, sur la page 3. Il est d'abord cosigné Steichen et Stieglitz. Suivent une dédicace de Stieglitz à Heinrich Kühn, grand photographe autrichien, puis une autre de Kühn à Otto Steinert, maître allemand de la photo moderne et enseignant de réputation mondiale. Enfin, Steinert dédicace l'ouvrage à une de ses élèves.
C'est auprès de celle-ci que le collectionneur a acheté l'exemplaire. « Voilà ce que j'appelle un livre objet ! » dit Manfred Heiting.

o Zheleznodo-rozhnom Transporte
Publié en 1935, ce livre de propagande soviétique, de format allongé, surprend dès sa couverture, en métal et en relief! . Les cent cinquante pages de Transports ferroviaires en URSS, classées par thèmes, donnent l'apparence d'un propos dominé par une description froide: le paysage, les rails, les locomotives, la signalisation, les gares, les ouvriers ...
Mais il suffit de tourner les pages pour constater que les images ne comptent pas en tant que telles. Elles ont, du reste, été prises en noir et blanc par plusieurs auteurs anonymes. Seule importe la conception graphique, la façon dont la mise en pages donne du sel aux photos et soutient une
idéologie : les trains, propulsés par des locomotives sophistiquées ou spectaculaires, font l'unité et la puissance d'une nation en reliant les hommes sur un territoire immense.
Ce livre est en fait un objet à la gloire de l'empire communiste et du savoir-faire d'une entreprise d'Etat. « Il est incroyable d'inventivité, notamment par l'utilisation du photomontage dans toute la largeur de la double page », dit Manfred Heiting, qui pointe la gestion des blancs, la typographie dynamique, l'insertion d'encarts, la présence de quelques illustrations en couleurs et de feuillets de proteétion pour certaines photos ...

Aufgewacht !, d'Emmanuel Sougez
Le titre vindicatif de ce livre allemand de 1932 se traduit par « Regarde ! ». Le slogan est associé en couverture au gros plan d'un bébé, ce qui dit bien quel est le public recherché. Manfred Heiting possède la version
allemande de ce livre du photographe français Emmanuel Sougez. Les cinquante-deux pages se déroulent sur le même principe: à gauche, une phrase informative, écrite en lettres bâtons noires sur fond blanc, que pourrait prononcer une maîtresse de maternelle; à droite une photographie nette, facilement déchiffrable, en noir et blanc, qui illustre le thème.
Exemple : pour « La bonne poule pond tous les jours les oeufs pour le petit déjeuner », la photo montre un oeuf à la coque dans l'assiette avec une cuiller et une tranche de pain.
Vingt-quatre phrases et autant de photos composent le livre. Les années 1930 ont vu naître de nombreux ouvrages pour enfants, souvent audacieux, afin de les éveiller et éduquer.

La Septième Face du dé, de Georges Hugnet
Poète surréaliste, historien du mouvement dada, auteur de photomontages érotiques audacieux, Georges Hugnet publie La Septième Face du dé en 1936.
Tiré à deux cent soixante-dix exemplaires, ce qui est peu, c'est un livre central pour le surréalisme, avec une couverture conçue par Marcel Duchamp.
« Il est mal imprimé mais novateur », explique Manfred Heiting, qui en possède trois exemplaires. D'abord un classique. Puis celui que Hugnet a donné à Dora Maar, avec un collage original de l'auteur pour l'amante de Picasso. Enfin l'exemplaire destiné à Marcel Duchamp, avec un autre collage et une autre dédicace. Le collectionneur a vu des exemplaires dédicacés à André Breton et à Tristan Tzara mais « en mauvais état ».

Portraits, de Richard Avedon
Publié en 1976, ce livre est remarquable pour les sept portraits du père du photographe qui ferment l'ouvrage.
Réalisées entre octobre 1969 et août 1973, ces images témoignent de l'agonie de Jacob Israel Avedon, au visage toujours plus rongé par le cancer. L'exemplaire de Heiting est dédicacé par l'artiste.
Le collectionneur possède également la maquette de Portraits, concoçtée par Avedon lui-même : des photos originales sont collées sur les pages pour indiquer le choix, l'ordre, la taille et l'emplacement.
Cette maquette comprend un changement important par rapport au livre définitif. Il y figure une photo de plus: un autoportrait d'Avedon avec son père, le premier de dos. Mais cette image, qui vaut document, a été barrée au rouge sur la maquette, avec la mention « Out ». Avedon a décidé de la retirer, elle affadit la série. Le collectionneur possède une autre maquette dans laquelle figure uniquement la série sur le père, enrichie de notations par Avedon.
Heiting confie qu'il n'est pas très intéressé par les maquettes, mais celles-ci ont une saveur particulière.
Le meilleur ouvrage de l'Américain Richard Avedon est Nothing Personal (« Rien de personnel », 1964) avec un texte de l'écrivain James Baldwin. Mêlant des portraits de personnalités à des aliénés dans un asile, le photographe y présente la face effrayante et raciste de l'Amérique.

Aveux non avenus, de Claude Cahun
Cette photographe est célébrée pour ses autoportraits qui, entre masculinité et féminité, suscitent le malaise. Mais on connaît moins ses photomontages, publiés essentiellement dans deux livres, Le Coeur de pic (1937) et Aveux non avenus (1930).
A veux non avenus, réalisé en collaboration avec Suzanne Malherbe, compagne de Cahun et artiste ellemême, est composé de montages à partir d'autoportraits et de textes ésotériques. Manfred Heiting possède l'exemplaire 398. Il détient aussi le numéro 1, plus épais, au départ conservé par Claude Cahun.
Il possède enfin le négatif verre de 15 centimètres sur 10 centimètres, qui a servi à imprimer le collage qui ouvre le livre. Dans l'exemplaire numéro 1, il est mentionné que ce collage est un « tirage original ». « C'est faux, rectifie le collectionneur. Un artiste ne colle pas un tirage original dans un exemplaire qu'il entend garder pour lui. »