DIPLOPIE
l'image photographique à l'ère des médias globalisés : essai sur le 11 septembre 2001
Clément Chéroux ; éditions Le point du jour 2009
Clément Chéroux ; éditions Le point du jour 2009
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Dans ses Mythologies, en 1957, puis dans « Le message photographique », en 1961, Roland Barthes affirmait : « La photographie traumatique (incendies, naufrages, catastrophes, morts violentes, saisis "sur le vif") est celle dont il n'y a rien à dire : la photo-choc est par structure insignifiante : aucune valeur, aucun savoir [...]. » Les images des attentats de New York font incontestablement partie de cette catégorie des photos-chocs décrites par Barthes. Il n'est même pas toujours nécessaire qu'elles portent la trace directe de la souffrance ou de la mort pour y être associées. Elles sont venues naturellement s'ajouter au long cortège des morts en direct, des enfants défigurés par la douleur, ou des corps souillés des charniers qui constituent les jalons visuels de notre infamie moderne. Pour éviter que ces images demeurent « insignifiantes », sans « valeur », sans « savoir », pour reprendre les mots de Barthes, et accessoirement le contredire, il est primordial de les soumettre à l'examen de l'histoire. Il importe dès lors de se demander ce qu'elles représentent - certes -, mais aussi par qui elles ont été diffusées, avec quelle intelligence de la situation, ou comment elles ont été perçues. C'est à cette condition qu'elles peuvent devenir révélatrices d'enjeux qui dépassent de loin leur pouvoir de sidération et dont l'importance ne peut être passée sous silence.
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Un mot encore sur le titre de cet essai. « Diplopie » est un ternie médical emprunté au vocabulaire de l'ophtalmologie. Formé à partir des racines grecques « diploos » (double) et « opos » (œil), il décrit un trouble fonctionnel de la vision qui se traduit par la perception de deux images pour un seul objet. « Voir double » est, sans doute, dans le langage courant, l'expression qui caractérise le mieux cette affliction. Celui qui, au lendemain du 11 Septembre, portait un regard un tant soit peu attentif aux photo- graphies publiées dans la presse internationale pouvait légitimement se demander s'il n'était pas lui-même frappé de diplopie tant les images semblaient se dédoubler ou se démultiplier. Non seulement les mêmes photographies se répétaient d'un journal à un autre, mais chacune d'entre elles paraissait de surcroît répéter quelque chose. À propos de ces images immédiatement portées au statut d'icône, nombre de commentateurs exprimèrent d'ailleurs un sentiment de mise en boucle ou de déjà-vu.
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Il semble cependant que cette tentation de la répétition ait atteint un paroxysme avec les attentats de New York. Or, c'est précisément dans ces moments paroxystiques - pour continuer à filer la métaphore médicale - que les symptômes se détectent et s'analysent le mieux. En grec, le terme « krisis » appartient d'ailleurs au vocabulaire de la médecine, il décrit ce qui permet d'établir un diagnostic. C'est exactement dans cette optique que le 11 Septembre est ici pensé : comme une crise permettant de mieux déceler, dans l'usage que la presse fait désormais des images, une tendance à la répétition, une propension réitérative... un véritable syndrome diplopique.
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Deux tours, deux avions. Cette répétition, sur laquelle se fondent tout à la fois le projet architectural et la stratégie médiatique des terroristes, est également au cœur de la couverture télévisuelle des attentats. Dans la demi-heure qui suivit l'impact du vol 175 d'United Airlines dans la tour sud du Worid Trade Center, CNN retransmit onze fois cette séquence, soit, en moyenne, toutes les deux minutes et demie10. L'impact a été davantage diffusé par la suite, souvent en alternance avec l'image du nuage de fumée qui s'est élevé au-dessus des tours en feu, puis dans le ciel de Manhattan après leur effondrement. Avec ou sans son, au ralenti ou à l'arrêt, fragmentées, décortiquées, démultipliées, ces images, parfois transformées en logos, se firent, dans les jours suivants, omniprésentes sur les écrans américains.
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Chaque chaîne diffusait donc en permanence les mêmes images qui étaient de surcroît parfaitement semblables à celles des autres canaux. Cette multi-diffusion à l'identique, qui rendait vain tout zapping, n'a pas échappé aux dessinateurs de presse. Dans le Washington Post, Nick Andersen représente ainsi un père et son fils devant un mur d'écrans diffusant toujours les mêmes images. La plupart des commentaires ou des analyses sur la couverture télé- visuelle de l'événement insistent également sur son caractère répétitif, la comparant souvent à un « disque rayé». « Les tours n'en finissaient pas de tomber, encore et encore - ad nauseam », commente un téléspectateur. « Des images en boucle, toujours les mêmes, bégayées par une armée de speakers », ajoute Jean-Luc Godard.
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Il n'y a guère eu, pare le passé, d'autres événements qui aient suscité aussi rapidement, et avec une telle ampleur, de telles collections de couvertures de journaux. Il y a là un double symptôme. C'est tout d'abord le signe qu'il s'est passé quelque chose d'inhabituel dans le graphisme des unes, quelque chose de remarquable — au-delà de l'événement lui-même — et donc digne d'être thésaurisé. Plusieurs spécialistes de la presse ont en effet observé que, le 11-Septembre étant un événement visuel, une place importante avait été accordée à l'image sur les premières pages des journaux. La plupart d'entre eux ont simplement agrandi la photographie principale.
Certains ont augmenté sa taille jusqu'à ce qu'elle occupe tout l'espace et chasse les autres titres ou nouvelles en pages intérieures, selon un mode graphique plus proche du magazine que du journal. En France, certains journaux comme Libération, ou L'Humanité, sont allés plus loin encore dans la surenchère visuelle, ils ont opté pour un dispositif rarement utilisé dans la presse quotidienne en choisissant une image panoramique couvrant à la fois la une et la quatrième de couverture.
Mais la collection porte en elle un autre signe. On ne collectionne que ce qui se répète. Le collectionneur sérieux n'accumule pas les objets sur un principe de disparité, il assemble ce qui se ressemble, ce qui présente un caractère d'uniformité suffisant pour prendre place au sein d'une série. Que les unes du 11-Septembre aient ainsi été collectionnées, notamment par des particuliers - comme en témoigne leur mise en vente régulière sur le site ebay.com -, est une première confirmation de leur uniformité.
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Parmi ces six catégories d'images-types, la présence humaine est très faible. Comme par métonymie, c'est la souffrance du bâtiment qui domine : le World Trade Center frappé, blessé, et finalement anéanti.
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La préférence accordée au nuage participe pleinement de cette tendance symbolique. La plupart des images de nuages qui ont envahi les unes du 11-Septembre souscrivent, en effet, difficilement aux impératifs de clarté et de lisibilité de la photographie documentaire. Que ce soit sous l'aspect d'une boule de feu, d'une colonne de fumée ou d'un épais brouillard, l'omniprésente forme-nuage vient toujours s'interposer entre l'événement et celui qui le regarde. Elle noie la ville sous la poussière et la cendre, dilue les formes architecturales, quand elle n'obstrue pas totalement la vue. Elle fonctionne comme un écran qui dissimule les conséquences immédiates des attentats.
Les photographies qui ont fixé cette forme-nuage puis ont été reproduites sur la majorité des unes ne sont pas très précises. Elles évoquent davantage qu'elles informent. Elles n'aident guère à rendre l'événement plus intelligible. « De fait, écrit Anne Battestini, les images de unes [...] ne sont pas instructives, elles n'apportent rien de nouveau sur les faits. Les photographies de unes ont un autre statut. Elles sont ancrées directement dans le symbolique. »
La faible valeur documentaire de ces images permet qu'elles soient plus aisément investies par le symbolique. Dans la plupart des cultures, le nuage est l'emblème de l'équivoque. «Le nuage revêt symboliquement divers aspects dont les principaux ont trait à sa nature confuse et mal définie », expliquent Jean Chevalier et Alain Gheerbrant dans leur Dictionnaire des symboles. Parce que la forme du nuage est imprécise, brouillée, nébuleuse, sa symbolique demeure très ouverte.
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Des quantités de photographies différentes furent donc réalisées ce jour-là. Comment expliquer alors le petit nombre d'images reproduites à la une des quotidiens ? C'est là, précisément, que réside le paradoxe de la couverture des attentats par la presse. Le 11-Septembre constitue, à n'en pas douter, l'événement le plus photographié de l'histoire du photojournalisme. C'est pourtant celui dont le traitement médiatique semble le moins diversifié. Un nombre incalculable de caméras pointées vers le site de la tragédie et seulement 30 photographies à la une des journaux américains des 11 et 12 septembre. Une profusion d'images et la sensation de voir toujours la même chose.
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Parmi toutes les images de défenestrés, cette photographie de Richard Drew est celle qui paraît le plus couramment dans les colonnes des journaux, parfois en pleine page. Elle est la seule à avoir été reprise en une, celle du Herald, un quotidien de Pennsylvanie.
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Bien que plus parcimonieusement, les images des fragments humains furent également diffusées. Le New York Daily News publia ainsi la photographie de Todd Maisel montrant une main sectionnée sur la chaussée. Ce fut l'occasion d'une controverse plus violente encore. Ed Kosner, le rédacteur en chef du journal, raconte que la publication de « cette image [avait] valu encore plus de critiques que celle des gens tombant des tours ». Si ces photographies ont déclenché des polémiques, c'est bien qu'elles ont été vues par un large public. Il faut donc définitivement ranger parmi les contrevérités l'hypothèse selon laquelle la presse n'aurait pas montré les images-chocs du 11 Septembre. Les photographies des blessés ont été abondamment montrées. Celles des défenestrés, bien que moins diffusées, étaient encore largement présentes dans la presse. Les images de fragments de corps, enfin, ont été publiées avec une plus grande parcimonie. Ces photos-chocs étaient donc bien visibles ; leur diffusion a simplement été indexée sur leur degré de violence.
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L'étude des circuits de diffusion des images photographiques révèle ainsi que le traitement des attentats par les journaux a bien fait l'objet d'un filtrage, mais que celui-ci a principalement opéré par le tamis de l'économie. Bien davantage que d'une censure d'Etât, ou d'une autocensure, il s'agit en somme ici d'une « eco-censure ».
Post-scriptum 1
La conjoncture qui vient d'être décrite dans le domaine des médias, de la presse, et de la distribution des images, n'est pas sans évoquer le modèle économique désormais dominant de la globalisation, ce que Guy Debord appelait « le devenir-monde de la marchandise, qui est aussi bien le devenir-marchandise du monde."
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« Jours d'infamie »
La réitération des images dans l'immédiateté de l'événement se double d'une autre forme de répétition dans le temps long de l'histoire. Les images se répètent, mais elles semblent également répéter autre chose. Nombre d'observateurs ont d'ailleurs évoqué le sentiment de déjà-vu qu'ils avaient éprouvé ce jour-là. « Dès le 11 septembre, dès que nous découvrons ces images (en direct ou aux journaux du soir), nous ressentons une impression de déjà-vu », écrit, par exemple, Daniel Schneidermann. « La première impression, perceptive, incrédule, est une sensation de déjà-vu : le téléspectateur vit en direct, par l'intermédiaire de son écran, un spectacle auquel il a déjà assisté par le passé », ajoute Jorge Lozano. Quel est le déjà-là du déjà-vu ? Ou, pour le dire plus simplement : que répètent ces images ?
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Analogies visuelles
La rhétorique visuelle déployée par la presse pour couvrir les attentats s'inscrit dans la même dynamique référentielle, elle use abondamment des analogies historiques. Dans Shooting War, l'ouvrage de référence qu'elle a consacré, en 1989, à la photographie de guerre, l'historienne Susan D. Moeller montre bien que, dans la mémoire américaine, l'image emblématique de Pearl Harbor est celle des navires brûlant dans le port, explosant parfois lorsque le feu gagnait les réservoirs de carburant ou les soutes à munitions. « Des boules de feu et de la fumée noire », donc, qui, selon elle, symbolisent pour la plupart des Américains « la guerre et plus spécifiquement la guerre du Pacifique. Il est dès lors possible d'imaginer que si les images de flammes et de cendres ont été aussi couramment choisies à la une des journaux américains des 11 et 12 septembre, c'est parce que, parallèlement a tous les arguments qui ont été développés dans la première partie du présent essai, elles convoquaient aussi le souvenir de ce précédent jour d'infamie.
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Le rapprochement entre la guerre du Pacifique, dont Pearl Harbor fut le premier acte, et les attentats de septembre est-plus perceptible encore à travers une autre image : celle de trois pompiers hissant le drapeau américain dans les décombres du World Trade Center (fig. 29). Par son sujet et sa composition, l'image rappelle l'une des plus célèbres icônes de la Seconde Guerre mondiale : la photographie des six Marines, déployant le Stars & Stripes au sommet du mont Suribachi, sur l'île d'Iwo Jima (fig. 30). Thomas Franklin, qui fixa l'image des trois soldats du feu, raconte d'ailleurs qu'en voyant la scène dans son viseur, il avait immédiatement pensé au fameux cliché : « Je remarque alors ces trois pompiers en train de grimper en haut des décombres. Je comprends qu'ils vont hisser un dra- peau. Je suis à environ 90 mètres, et je photographie au téléobjectif. Au moment où le drapeau monte, je vois la similitude avec l'image d'Iwo Jima. »
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Nonobstant la suspicion, la médisance et la calomnie dont Rosenthal fut la victime, sa photographie devint une icône. Pour les Américains, elle symbolisait tout à la fois la victoire sur le Japon et la revanche sur Pearl Harbor. Quelques mois après avoir été prise, elle était couronnée d'un prix Pulitzer. La Nauy l'utilisa pour ses campagnes de recrutement. Elle fut au cœur du septième emprunt pour financer l'effort de guerre. À cette occasion, elle apparut sur 3,5 millions de posters et 15 ooo panneaux d'affîchage. Pendant l'été 1945, un timbre reproduisant l'image fut également émis (fig. 31). Diffusé à 150 millions d'exemplaires, ce fut l'une des plus grosses ventes de la poste américaine. L'image de Rosenthal est ainsi devenue, au dire de certains experts, la photographie la plus reproduite de l'histoire visuelle des États-Unis.
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« Before & A fier »
La ferveur vexillaire a sans aucun doute favorisé l'engouement pour l'image des trois pompiers faisant ressurgir Old Glory des gravats des deux tours. Mais ce serait réduire sa portée symbolique - et sa valeur paradigmatique au sein de cette étude - que de penser que son succès n'est dû qu'à cela. Par-delà le simple réflexe patriotique, c'est aussi peut-être surtout - sa capacité à convoquer l'image d'Iwo Jima, à réactualiser les valeurs dont elle est porteuse, qui en a fait l'icône indisputée de l'après 11 Septembre.
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D'autres souvenirs, vendus aux abords de Ground Zéro, dans les semaines qui suivirent les attentats, poussent plus loin encore le processus d'association des deux icônes. Malgré la répugnance que peut inspirer, au premier abord, ce kitsch patriotique, il faut étudier ces objets de plus près. Car l'examen de certains d'entre eux met en évidence un curieux processus d'hybridation. Un groupe de figurines en plastique, vendu en différentes tailles, est, à cet égard, particulièrement intéressant : il représente, certes, les pompiers de New York, reconnaissables à leur uniforme, mais la position de leurs corps a été modifiée pour correspondre à celle des Marines d'Iwo Jima (fig.53). D'autres formes de memorabilia, mais aussi des caricatures pâmes dans la presse, ou des photomontages diffusés sur Internet, mélangent ainsi les traits caractéristiques des deux icônes, comme si leur historicité ou leur signification ne faisaient désormais qu'une.
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l'intericonicité
Du point de vue photographique, l'intrication de ces deux images révèle un phénomène tout à fait passionnant. La photographie de Franklin est la trace indicielle d'une situation réelle : trois pompiers hissent un drapeau dans les décombres du Worid Trade Center. En même temps, elle renvoie irrémé- diablement à une autre entité visuelle : six Marines déploient la bannière étoilée à Iwo Jima. Ainsi, l'image de Ground Zéro met en œuvre une forme de double référentialité : la première est indicielle (Barthes), la seconde est iconologique (Panofsky). Comment qualifier plus précisément ce phénomène de double référentialité, cette superposition des formes et des sens qui est à l'œuvre dans les images du 11 Septembre, tant pour le drapeau que pour les nuages ?
Pour Mark Lawson, l'éditorialiste du Guardian, la représentation des attentats dans les médias s'est principalement faite à travers ce qu'il appelle joliment des « images palimpsestes » réfléchissant « d'autres images de la culture visuelle nationale1 ». L'expression est assez séduisante, mais elle n'est pas parfaitement adéquate. Car, pour les icônes du 11 Septembre, à la différence des palimpsestes, la première couche de représentation (référentialité iconologique) n'a pas été grattée, effacée, puis recouverte par une seconde strate d'image (référentialité indicielle). L'image initiale n'a pas entièrement disparu sous la nouvelle. Elle fait plus que simplement hanter le regard. Elle est, la plupart du temps, bien présente et même mise en évidence par un système de renvoi, d'association ou d'hybridation. Bien davantage que de palimpseste, c'est, en fait, d'intericonicité - une notion formée sur le modèle de l'intertextualité dont il est ici question. Dans son ouvrage intitulé justement Palimpsestes. La littérature au second degré, Gérard Genette définissait l'intertextualité comme « une relation de coprésence entre deux ou plusieurs textes, c'est-à-dire eidétiquement et, le plus souvent, par la présence effective d'un texte dans un autre». Il en va pour les images comme pour les textes. Les icônes des attentats de New York en sont un très bon exemple. Elles renvoient autant - sinon plus - à d'autres images qu'à la réalité de l'événement dont elles sont la trace directe.
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Dans ce contexte médiatique favorable aux va-t-en-guerre, les images à forte valeur intericonique ont joue un rôle considérable.
En permettant des connexions tout à la fois inquiétantes et rassurantes avec l'histoire américaine, la diffusion massive de clichés rappelant Pearl Harbor ou Iwo Jima a conforté Ridée que la seule réponse appropriée aux actes terroristes était militaire. À tel point qu^il serait tentant, s'il ne restait encore beaucoup à dire, de clore ce développement en paraphrasant le titre d'un célèbre opus d'Yves Lacoste : l'intericonicité, ça sert aussi à faire la guerre.
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Il est évident que la signification attribuée à un événement est différente selon le pays où il est perçu. Les études sur les médias abondent d'exemples attestant que les photographies choisies pour représenter l'actualité varient en fonction des presses nationales. Ce qui est, dans le cas du 11 Septembre, particulièrement étonnant, c'est que cette différence d'opinion ne se traduit pas par un choix d'images distinctes. Elle s'exprime par la publication des mêmes clichés, mais qui diffèrent toutefois par leur valeur intericonique. Il apparaît en somme ici que l'intericonicité est, elle aussi, soumise à la polysémie.
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Comment expliquer la généralisation de cette répétitivité iconographique devenue paroxystique dans la couverture médiatique du 11 Septembre ? Est-ce là le signe que « l'histoire se répète » comme l'affirme l'expression populaire, reprise par certains sites Internet où apparaissent côte à côte les deux icônes de Rosenthal et de Franklin ? Certainement pas. Il faudrait être atteint d'une grave diplopie - c'est-à-dire, faut-il le répéter, d'un trouble de la vision dont le symptôme est la perception de deux images pour un seul objet - pour croire que les photographies d'Iwo Jima et de Ground Zéro représentent et signifient la même chose. Non, l'histoire ne se répète évidemment pas, l'histoire est répétée par les médias.
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Cette ressemblance entre les images des attentats et le spectaculaire hollywoodien a été soulignée, dès les premières retransmissions, par nombre de commentateurs. « C'est comme au cinéma », s'exclame une présentatrice de télévision. « Ça semble être extrait d'un mauvais film de science-fiction», ajoute un téléspectateur. Après le 11 Septembre, cette comparaison devint même l'un des principaux truismes du commentaire sur l'événement et sa médiatisation. C'était « devenu une banalité de dire qu'on se serait cru à Hollywood », remarque l'universitaire anglais Roger Silverstone. Rares sont en effet ceux qui échappèrent à ce poncif. Mais, curieusement, la plupart des films requis par ces observateurs sont des oeuvres d'anticipation mettant en scène un futur apocalyptique. Indépendance Day (1996), Armageddon (1998), les deux films les plus couramment évoqués, imaginent ainsi Fanéantissement des principales villes américaines par une force extraterrestre, pour le premier, et la destruction. de la planète par un astéroïde géant, pour le second.
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L'aporie de ces raisonnements « photo-prophétistes » confirme bien que ce n'est pas vers le futur (de l'imagination), mais bien vers le passé (de la mémoire) que doit être orientée l'analyse de l'intericonicité. La convocation des registres visuels du cinéma américain à travers des films de remémoration (Pearl Harbor) plutôt que d'anticipation (Armageddon) est non seulement beaucoup plus efficiente théoriquement, mais elle permet surtout d'aboutir à la conclusion inverse. Hollywood n'avait évidemment pas prédit le 11 Septembre, c'est, au contraire, la couverture médiatique des attentats qui a été profondément déterminée par la vision hollywoodienne de la mémoire américaine. L'actuelle banalisation des usages intericoniques n'est, en somme, pas simplement due à l'inflation mémorielle, elle est le fruit des noces du « Memory Boom » et de la « société du spectacle ».
Post-scriptum II
Que la mémoire s'exprime désormais dans la presse à travers les codes visuels du spectaculaire hollywoodien est une autre conséquence de la globalisation. Comme le rappelait la première partie du présent essai, certains conglomérats sont engagés tout à la fois dans Pindustrie du divertissement et dans les réseaux de l'information. Il était donc, à cet égard, assez naturel que les chaînes de télévision, les magazines ou les journaux du groupe Disney offrent une couverture des attentats largement déterminée par leur grande affaire de l'année, le film Pearl Harbor, défendu avec tant d'ardeur au cours des mois précédents. Ce phénomène de standardisation n'est cependant pas confiné au « royaume de Mickey », ni même aux États-Unis. La logique de nivellement, par laquelle l'information adopte les réflexes de l'entertainment et devient ainsi « infotamment », semble être aujourd'hui à l'œuvre dans la plupart des sociétés occidentales. Parce que nos médias sont soumis aux mêmes principes de concentration et à tout ce que cela implique, mais aussi parce que la puissance du spectacle hollywoodien semble imposer partout les mêmes références mémorielles. Comment expliquer sinon que 10 % des unes françaises des premiers jours aient adopté l'image des trois pompiers de Ground Zéro que rien en particulier n'ancre dans la mémoire hexagonale. Et même lorsque le choix intericonique est le reflet d'une opinion différente - la référence au Viêt-nam, par exemple -, c'est toujours à travers le filtre de la mémoire hollywoodienne que cela s'exprime : Apocalypse Now.
Derrière cette standardisation de la mémoire se cache cependant une autre forme de globalisation, moins visible, plus sournoise, que celle habituellement considérée. Les phénomènes de globalisation sont, en effet, toujours envisagés spatialement, c'est-à-dire géographiquement. Pour le dire simplement, c'est le même Coca-Cola qui est bu à Seattle, à Munich, ou à Pékin. C'est ce qui a été établi dans la première partie du présent essai, en montrant que la plupart des journaux américains, européens ou arabes avaient publié les mêmes photographies, et en expliquant que cela était dû à la concentration des circuits de diffusion des images ; c'est ce qui vient d'être rappelé, à l'instant, en mettant en évidence la dissémination planétaire de la mémoire hollywoodienne. Mais Panalyse de l'intericonicité révèle que le phénomène d'uniformisation agit non seulement spatialement, mais aussi temporellement. De même que l'offre visuelle est standardisée dans l'espace, elle l'est aussi dans le temps, à l'échelle de l'histoire et par l'entremise de la mémoire. Dans leurs représentations médiatiques, les événements d'aujourd'hui ressemblent ainsi de plus en plus à ceux d'hier. Ce n'est pas le moindre intérêt de l'étude de la couverture des attentats du 11 Septembre par la presse que de permettre de comprendre que le « village global » s'étend désormais autant à la verticale qu'à l'horizontale. Les spécificités propres à chaque événement historique, comme les particularités de leur perception dans chaque pays, sont ainsi soumises au même processus d'uniformisation. Il en va, en somme, des mémoires comme des territoires, ils sont pareillement solubles dans la globalisation.