Le grand verre comme mode d’emploi & les readymades comme preuves
[Autant prévenir que cet article va très vite, et qu’il faudra de nombreux développements ultérieurs pour mieux comprendre la cohérence du travail de Marcel Duchamp]
[Autant prévenir que cet article va très vite, et qu’il faudra de nombreux développements ultérieurs pour mieux comprendre la cohérence du travail de Marcel Duchamp]
Marcel Duchamp a inventé l’appellation readymade et commencé à produire ces « objets » en parallèle de la mise en chantier (de 1915 à 1923) de « La mariée mise à nue par ses célibataires même », autrement appelé « le grand verre ». Ceci n’est pas une anecdote dans la biographie de Marcel Duchamp.
Frappé par le refus d’exposition de son tableau le « nu descendant l’escalier n°2 » au Salon des Indépendants de 1912 (voir article Le nu et l’escalier vs l’automate et la spirale) et stupéfait par le succès de ce même tableau à l’exposition de l’Armory Show aux Etats Unis en 1913, Marcel Duchamp arrête de peindre, arrête d’être un « artiste » pour devenir un penseur, un philosophe, un anthropologue. Marcel Duchamp développe une réflexion sur le statut de l’œuvre d’art et n’aura de cesse d’alimenter cette réflexion avec des productions plastiques, des agencements multiples et variés, des textes, de la scénographie et de l’édition.
Marcel Duchamp analyse la production d’œuvre d’art à l’ère moderne comme un processus qui va du refus par le plus grand nombre à la réhabilitation par un petit groupe. La production de readymade est toute entière destinée à expérimenter ce processus et le « Grand verre » en est le mode d’emploi.
Bien-sûr, cette explication du travail de Marcel Duchamp va à l’encontre de la plupart du travail critique fourni depuis des décennies. Ce travail critique, basé sur des critères esthétiques, « rétiniens » comme disait Duchamp, n’avait pas imaginé un seul instant que les productions d’agencements et de textes de Duchamp étaient cryptées selon le mode d’un rébus.
La plupart des critiques - historiens d’art - commentateurs se sont arrachés les cheveux pour décrire, puis « interpréter » le « Grand verre ».
Si on s’en tient à l’aspect rétinien, au simple regard sur les aspects plastiques (formes, couleurs, composition, textures), on peut facilement se laisser aller à gloser sur la « machinerie », sur le parcours de « quelque chose » dans la machine, on peut développer un discours sur toutes les références sexuées, on peut magnifier la transparence du support en verre. Mais cette voie interprétative ne nous hisse pas au niveau de la pensée de Marcel Duchamp.
Dans l’esprit de M.D., « le Grand verre » est indissociable de « la boite verte », dans laquelle il a accumulé 93 notes manuscrites concernant la réalisation du « grand verre », réalisée et diffusée en 1934. Ces différentes notes ressemblent à un délire dada où rien n’aurait de sens, mais Marcel Duchamp a toujours expliqué qu’il s’agissait de ses notes de travail, notes qui devraient pourtant expliquer le pourquoi et le comment de « La mariée mise à nue et ses célibataires même ».
libre arbitre - âne de Buridan note boite verte 1912 |
Ces notes sont codées, le « Grand verre » est codé, les readymades sont codés, et le grand décodeur s’appelle Alain Boton (voir article Marcel Duchamp l’expérienceur).
Alain Boton a mis en évidence l’ensemble du code de Marcel Duchamp, son « nominalisme » comme il l’appelait lui-même.
Dans toutes les productions de M.D., les ingrédients ont une signification constante.
Ainsi, à chaque fois que M.D. met en scène une surface réfléchissante, de façon rétinienne, cela renvoi le regard du regardeur et cela lui permet d’évoquer ce qu’il appelle « le renvoi miroirique », la vanité et l’amour-propre du regardeur.
Fresh
window 1921. Traduction en français = veuve joyeuse. (cuir synthétique =
miroir = toile) + vert = lumière verdâtre du gaz d’éclairage = regard
rétinien. « Les célibataires qui regardent ne voient qu’eux-même. »
« Rrose Sélavy est une veuve joyeuse, une mariée ayant perdu son
partenaire (partner). La postérité ne peut être que veuve puisque
l’artiste doit être mort pour former un couple avec elle »
Modell vor « dem Großen Glas » von Marcel Duchamp, Philadelphia Museum of Art, 1954
© Munchner Stadtmuseum/Sammlung Fotografie, Archiv Hermann Landshoff /
courtesy Schirmer/Mosel
Ainsi, à chaque fois que M.D. utilise dans un de ses agencements de l’étoffe, du tissu, du filet, du gaze, du fil, de la ficelle, du grillage, de la corde, c’est à chaque fois pour signifier la « toile », l’œuvre d’art en tant que genre.
Le voile de la mariée (La mariée mise à nue par ses célibataires même - 1915-1923) |
Ainsi, à chaque fois que Duchamp utilise un récipient, un égouttoir, un tire-bouchon, un rince bouteille, il évoque la capacité d’une œuvre à recevoir le goût du regardeur.
Ainsi, à chaqe fois que M.D. utilise des poils, il s’agit pour lui d’évoquer le regard graveleux, ce qui freine en l’homme sa dimension spirituelle.
LHOOQ 1919. |
• tifs / plexiglas 19 x 15 cm + polis collés, chevaux en haut, aisselle au milieu, pubien en bas. / Edition de luxe de la boite en valise / boite à Roberto Matta / http://sebastienrongier.net/spip.php?article226 |
Ces quelques exemples montrent l’ampleur du code utilisé et la cohérence que Duchamp a dû maintenir tout au long de sa vie créative.
Les readymades, pratiquement toujours des cadeaux offerts à des amis, ne sont parfois copiés et reproduits qu’à la fin de la vie de Marcel Duchamp, dans un moment où M.D. concède au marché de l’art pour mieux faire la preuve du phénomène de réhabilitation à l’œuvre ou « comment faire passer une pissotière au statut d’œuvre d’art ».
"La marie mise à nue par ses célibataires même" (1915-1923) Musée de Philadelphie |
« La mariée mise à nue par ses célibataires même », OVNI du monde de l’art des années 1920, « Définitivement inachevé » en 1923, selon la formule de Marcel Duchamp, ne sera visible par un public de visiteurs de musée (Philadelphie) qu’en 1952.
On peut y contempler à loisir les « moules malics » en bas à gauche qui sont les célibataires/regardeurs qui signifient les modèles sociaux qui font vivre le monde de l’art.
On peut y regarder l’ensemble glissière/boyeuse/ciseaux, en bas au centre, qui représentent l’artiste.
On peut y voir les tamis, un peu plus haut, (sur la surface desquels sont déposés comme medium de la poussière, immortalisée par Man Ray)
On peut y discerner les « neufs tirés », sous le voile en haut à droite, qui représente la mort.
On peut y remarquer le « voile » qui évoque la postérité
et la mariée elle-même...
[Un décryptage plus complet du "Grand verre" sera opéré dans une prochain article]