Dévotion ou dévoration
Les mythes grecs et latins font souvent le récit d’une même histoire : celle d’une transgression des limites ontologiques de l’humanité, de l’animalité et de la divinité.
Actéon, par son regard voyeur, humanise la déesse Diane : il la voit, — sans effroi et sans fascination, — offerte à son désir dévorant. En réponse à sa transgression, Diane l’animalise et le livre aux chiens mêmes d’Actéon.
L’art a souvent représenté cette transgression, rarement son châtiment. L’apparition chez le peintre Marc Vayer de cette représentation mythique, nous semble être la précipitation esthétique, pleinement consciente et remarquable dans ses jeux iconographiques, du sentiment diffus et généralisé de l’imminence d’un « châtiment », suite à la « transgression » des ordres ontologiques : à trop humaniser la nature, à trop la dévorer, le danger croît d’être dévorés à notre tour par nos propres artifices.
Mais est-ce à dire qu’il faille la dévotion pour éviter la dévoration ?
Michel-Elie Martin
(...) « Lorsque tu seras dans ton lit, que tu entendras les aboiements des chiens dans la campagne, cache-toi dans ta couverture, ne tourne pas en dérision ce qu’ils font : ils ont soif insatiable de l’infini, comme toi, comme moi, comme le reste des humains à la figure pâle et longue. » (...)
Les chants de Maldoror / Isidore Ducasse « Lautréamont »
(...) Seulement, dès lors qu’il est vu, Actéon devient regardeur regardé en même temps que chasser-chassé et, qui plus est, chasseur que l’on chasse de l’autre côté de la frontière censée séparer l’humain de l’animal. Car, d’être ainsi pris par le regard des autres, Actéon non seulement perd sa propre maîtrise du champ visuel, mais se trouve aussitôt condamné à une sauvagerie qu’il incombe à la civilisation de contenir dans le cadre de ses représentations. (...)
(...) Aussi, pourquoi a-t-elle disparu de l’horizon de la modernité cette tumultueuse meute des trenle-trois chiens dont Ovide fait la liste détaillée ? Ces trente-trois chiens, impétueux, féroces, écumants, « avides de curée » qui, en un instant, ne reconnaissent plus ni n’entendent plus leur maître. Devant eux,
il n’est plus qu’une proie à traquer, attaquer, déchirer, dépecer. Voilà même que, « dressés autour de lui, museaux fouissant son corps » jusqu’à ce qu’ils n’aient « plus rien à mordre ». (...)
(...) les paroles que profère Diane, au moment où elle transforme Actéon en gibier, pour le punir de l’avoir surprise nue, ne laissent aucun doute : « Va raconter que tu m’as vu sans voile ! Si du moins, tu le peux. » Rien n’est plus clair : cette impossibilité de dire qui implique l’interdiction de représenter a pour fin de dénier bien sûr ce qui a été vu mais aussi l’insatiabilité du désir qui fait voir. (...)
Si rien avait une forme ce serait cela / Annie Le Brun / Gallimard 2010
Diane & Actéon
Dispositif de treize pièces
Papier, techniques mixtes
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Du calme Diane du calme ! / 230 x 252 cm |
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CACCIA / 113 x 87 cm |
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Pulsions / 100 x 100 cm |
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Une chasse en cache une autre / 206 x 100 cm |
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Harpya, Canaché, Uribasos & Ptérélos / 100 x 150 cm |
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WHOUAF !!! / 140 x 100 cm |
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maintenant, ... / 100 x 128 cm |
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VATUMAVU / 220 x 100 cm |
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33 clebs / 150 x 35 cm |
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Le chant / 100 x 148 cm |
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MARIÉS / 200 x 200 cm |
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MAN (Mise A Nue) / 100 x 213 cm |
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Ferdinand / 200 x 115 cm |
Actéon, victime d’une erreur de la Fortune, fut le premier malheur de son grand-père Cadmos. Le jeune Actéon, au soir d’une fructeuse journée de chasse, propose à ses compagnons d’interrompre leurs ébats et, se promenant seul dans les fourrés, il s’égare involontairement dans une vallée consacrée à Diane, la déesse de la chasse. Au fond de la vallée, une grotte naturelle alimentée par une source vive sert de lieu de détente à la déesse et à ses compagnes, après la chasse. C’est là que l’infortuné Actéon surprend la déesse en train de se baigner. Sans attendre, la déesse furieuse punit Actéon, involontairement indiscret, en le métamorphosant en cerf.
Actéon, conscient, mais incapable de parler, meurt lacéré par la meute de ses propres chiens, qui s’acharnent sauvagement sur lui, en présence de ses compagnons de chasse, qui ignorent tout de son identité. Cette cruelle punition aurait enfin apaisé la colère de Diane.
OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE III
[Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006]
Légendes thébaines : Fondation de Thèbes - Actéon (3, 1-252)
La montagne était imprégnée du sang de divers fauves abattus ; déjà le milieu du jour avait contracté les ombres des choses et le soleil était à égale distance de ses deux bornes, lorsque la voix paisible du jeune homme du pays des Hyantes hèle ses compagnons de chasse, dispersés dans des coins écartés. « Mes amis, nos filets et nos traits sont trempés du sang des bêtes, notre journée a été assez comblée.
Demain, sur son char, couleur de safran une autre Aurore ramènera la lumière, nous reprendrons notre tâche.
En ce moment, Phébus, au centre des extrémités de la terre, fend le sol des campagnes de ses chauds rayons.Faites une pause maintenant, et relevez les filets noueux ! » Les hommes exécutent les ordres et interrompent leurs activités. Il était une vallée abondant en épicéas et en cyprès élancés, nommée Gargaphie, et consacrée à Diane à la robe retroussée.
Tout au fond de cette vallée se trouve une grotte boisée, qui ne doit rien à l’art : la nature, par son génie propre, avait imité l’art ; en effet, dans la pierre ponce vive et le tuf friable, elle avait dessiné une arcade naturelle ; sur la droite chante une petite source à l’onde transparente et un large creux est entouré d’une bordure de gazon.
Là la déesse des forêts, lassée après la chasse, avait pour habitude d’inonder de cette onde limpide son corps virginal.
Une fois dans la grotte, elle remit à la nymphe chargée de ses armes, son javelot, son carquois et son arc détendu ; une autre tendit les bras pour recevoir la tunique de la déesse dévêtue ; deux autres délacèrent les lanières de ses pieds ; plus habile que les autres, Crocalé l’Isménienne, même si sa propre chevelure était flottante, ramassa dans un noeud les cheveux de Diane épars sur sa nuque.
Néphélé, Hyalé et Rhanis, ainsi que Psécas et Phialé
puisent de l’eau et la déversent de leurs urnes pleines.
Pendant que la Titanienne se baigne ainsi dans l’onde familière, voici que le petit-fils de Cadmos, qui avait reporté sa chasse, s’aventure d’un pas mal assuré dans cette forêt inconnue et parvient au bois sacré ; ainsi le portait son destin.
Dès qu’il fut entré dans l’antre ruisselant de l’eau de la source, les nymphes dénudées, dans l’état où elles étaient, aperçurent le héros, se frappèrent la poitrine, emplirent le bois de hurlements soudains, puis, faisant cercle autour de Diane, la protégèrent de leurs corps. Cependant, la déesse, plus grande qu’elles, les dépasse toutes d’une tête. La couleur des nuages teintés par le soleil qui les frappe directement ou celle d’une aurore empourprée ressemblait au teint du visage de Diane, surprise sans vêtement.
Celle-ci, bien qu’entourée du groupe de ses compagnes, se dressa cependant de côté, tourna la tête en arrière et, comme si elle avait voulu avoir ses flèches prêtes, elle prit l’eau à sa portée et la jeta à la figure de l’homme, répandant sur ses cheveux des ondes vengeresses.
Puis elle ajouta ces paroles qui annonçaient sa ruine future : « Maintenant raconte que tu m’as vue, sans un voile, si tu peux raconter, libre à toi » ! Et sans menacer davantage, elle donne à la tête inondée les cornes d’un cerf vif, allonge son cou, termine en pointes ses oreilles, transforme ses mains en pieds, ses bras en pattes effilées, et couvre son corps d’une peau tachetée. Elle lui ajoute aussi la crainte : le héros, fils d’Autonoé, s’enfuit et s’étonne d’être si rapide dans sa course même.
Mais lorsque qu’il aperçoit son visage et ses cornes dans l’eau, « Malheur à moi ! » s’apprêtait-il à dire.
Mais aucune parole ne suivit ; il gémit ; ce fut son seul langage ; et des larmes coulèrent sur un visage qui n’était pas le sien ; seul son esprit ancien subsistait. Que faire ? Allait-il regagner sa demeure et le toit royal ? Allait-il se cacher dans la forêt ? La honte lui interdisait une possibilité, la crainte l’autre.
Il hésite, ses chiens le voient ; et Mélampus et le subtil Ichnobates par leurs aboiements déclenchèrent le signal, Ichnobates, le Gnosien, et Mélampus, de race spartiate.
Ensuite les autres se précipitent, plus vite que l’air rapide, Pamphagos et Dorcée et Oribasos, tous venus d’Arcadie, le vaillant Nébrophonos et le farouche Théron et Lélaps, puis Ptérélas efficace à la course, et Agré au flair très utile, le fougueux Hylée récemment blessé par un sanglier, la chienne Napé, née d’un loup et Péménis, qui avait suivi des troupeaux, ainsi que Harpyia, accompagnée de deux chiots, et Ladon de Sicyone avec son ventre maigre, Dromas, Canaché, Sticté, Tigris et Alcé, Leucon et son poil de neige, Asbolus à la robe noire, le très vigoureux Lacon et Aello, courageux coursier, et Thoüs et la véloce Cyprio avec son frère Lyciscé, et, distingué par une tache noire au milieu de son front blanc, Harpalos, puis Mélanée et la chienne Lachné au corps hirsute, et aussi, nés d’un père de Dicté mais d’une mère de Laconie, Labros et Agriodos ainsi que Hylactor à la voix perçante et ceux qu’il est trop long de citer. Cette meute, avide de sa proie, poursuit le cerf à travers crevasses, rochers et pierres inaccessibles, là où le passage est difficile, là où il n’existe pas.
Il fuit à travers les lieux où souvent il avait été le poursuivant. Hélas ! Ce sont même ses propres serviteurs qu’il fuit.
Il aurait pu s’écrier : « C’est moi, Actéon, reconnaissez votre maître. » Son esprit ne trouve plus ses mots. L’air retentit d’aboiements. Mélanchétès porta à son dos les premières blessures, Thérodamas, les suivantes ; Orésitrophos s’acharna sur son épaule ; sortis plus tard, ils avaient pris les devants par des raccourcis, à travers les montagnes. Tandis que ces chiens bloquent leur maître, le reste de la meute se rassemble et tous les crocs se portent sur le corps.
Déjà la place manque pour les coups ; la victime gémit et le son ainsi émis, qui n’est pas d’un homme, mais qui n’est pas non plus d’un cerf, remplit les taillis familiers de lamentations plaintives.
Suppliant, les genoux fléchis, et avec l’air de quelqu’un en prière, il tourne en tous sens son visage muet, comme il tendrait ses bras.
Par ailleurs, ses compagnons inconscients excitent la meute rapide, avec leurs cris habituels, et des yeux cherchent Actéon ; et comme s’il était absent, à l’envi ils crient « Actéon » - à son nom, lui bouge la tête - , ils déplorent son absence et son peu d’empressement à contempler la proie qui s’offre à lui.
En fait, il voudrait être absent, mais il est présent ; et il voudrait voir, plutôt qu’éprouver les morsures sauvages de ses chiens.
Ils l’entourent complètement et, le museau plongé dans son corps, ils lacèrent leur maître vivant sous l’image trompeuse d’un cerf.
Et seule la fin de sa vie, suite à d’innombrables blessures, apaisa, dit-on, la colère de Diane, la déesse au carquois.