Le grand cauchemar des années 1980 [1]

La décennie Le grand cauchemar des années 1980
François Cusset Éditions La découverte 2006

(...) Le reniement est bien ce qui leur a permis de rester à l'avant-scène - savoureux paradoxe. Car être le premier à savoir qu'on s'est « trompés », et le clamer en tous lieux pour éviter aux plus jeunes de faire la même erreur, assure au pécheur un pouvoir spirituel sur le reste des ouailles, qui non seulement le pardonneront mais lui érigeront une statue. Comme en témoigna dans un autre genre, en 1997, la confession télévisée très baptiste de Bill Clinton, autre soixante-huitard efficacement reconverti, une contrition en mondovision qui changea la fellation en rédemption collective.
En ce sens, le reniement est bien une forme de la continuité, dans la mesure où il a surtout pour but de garder l'initiative de la parole et un magistère moral incontesté. (...)

(...) On relève alors à peine les premiers dérapages du héros Soljénitsyne, qui chante sa « patrie » à Harvard début 1979, affirmant la « supériorité du caractère russe sur celui des Occidentaux ». C'est que le dissident est alors l'homme-Dieu, venu narguer le Diable au pied de son mirador. Et la pose du dissident revient alors, pour tant d'intellectuels parisiens, à croire en être devenu un à force d'en
côtoyer. En faisant des droits de l'nomme un dogme et non une exigence spécifique, et en diabolisant à l'inverse la « meurtrière » pensée critique, l'opération consiste pour eux à jeter le bébé de toute critique sociale avec l'eau du bain totalitaire. Ainsi le totalitarisme a-t-il ses héros, les dissidents, et ses complices, les penseurs critiques. Dès 1980, le philosophe politique Marcel Gauchet, que l'amour du communisme n'étouffe pas vraiment, peut moquer le retour de « nos désuets, verbeux et hypocrites droits de l'homme » et cette « audace par procuration » de la mondanité antitotalitaire, organisée selon lui pour « se dissimuler à bon compte son propre avachissement dans les flancs confortables d'une société de corruption ». (...)

(...) Au total, c'est un chasse-croisé de termes qui résume ce tournant politique et intellectuel : l'effacement graduel du mot « capitalisme », sinon pour moquer la trivialité consumériste du « cacapipitalisme » (un bon mot dû alors à Pascal Bruckner et Alain Finkieikraut "), et l'invasion simultanée de celui de « démocratie ». Ce mot si longtemps absent du débat français, où l'isoloir n'était pour la gauche intellectuelle que « le symbole de toutes les trahisonsa) », est soudain devenu, grâce à la caution que lui apporte la menace totalitaire, le nom d'une essence anthropologique, une invocation sacrale, un fétiche politique innocenté par avance de tout ce qu'il pourrait recouvrir - formule magique donc incritiquable, et dès lors largement impensée par la pléthore d'essayistes « démocrates ». L'ensemble en somme est très cohérent : morale antitotalltaire, antimarxisme politique, invocation constante du « réalisme », retour d'une droite d'idées, critique de toute critique, nouvelle religion de la démocratie. (...)

(...) Dans la France de la fin des années 1970, on s'enthousiasme ainsi pour les découvertes des sciences de la vie sur l'« auto-organisation » du vivant et leur application aux sciences sociales comme « autoproduction » de la société, une mécanique sans sujet mais aux règles précises. On se grise des théories systémiques de l'information et de la communication, celles des mathématiciens américains pionniers des années 1940 (notamment Norbert Wiener avec Cybernétique et Société), puis celles des sociologues et des psychiatres alternatifs formant le « Collège invisible » de Palo Alto dans les années 1950 et 1960 (de Gregory Bateson à Paul Watziawick) : elles posent que tout système complexe est plus que la somme de ses parties, et que chaque sous-système local fonctionne par rétroaction (ou feed-back) en réponse aux stimuli de son environnement - que ce sous-système soit l'organisation cellulaire, pour les biologistes, la famille nucléaire, pour les psychiatres, ou la Nation et la société modernes selon nos vulgarisateurs français. On s'enamoure même de la « neurophénoménologie générative » du cogniticien chilien Francisco Varela, surtout depuis qu'il a été associé à un grand laboratoire parisien et que peut être étendue à révolution des sociétés sa ténébreuse théorie de l'« autopoïèse » (une auto-organisation des neurones du cerveau qui permet de redéfinir la subjectivité comme « système d'autonomie »). (...)

(...) Deux grands livres au moins échappent en 1980 à cette nouvelle emprise de l'histoire-géo(stratégie), deux OVNI qui traversent une France nostalgique et remise au pas, deux anomalies qui s'insinuent dans l'espace assagi des librairies et des journaux. Ces livres très différents sont tous deux « contre-historiques » ; et ils arrivent à contretemps, dans la mesure où leur force de résis- tance à l'ordre établi semble les faire surgir trop tard, à moins qu'ils n'aient fait irruption trop tôt. C'est d'abord le premier volume de L'Invention du quotidien signé du jésuite politiquement défroqué Michel de Certeau : son analyse des « micro-résistances » et des « ruses traversières » des « usagers », ou des « contre-façons » d'habiter un monde devenu inhabitable, depuis la lecture vue comme « braconnage » jusqu'à la marche urbaine comme « réappropriation » de la ville, consiste à localiser une puissance critique dans les inventions singulières de chacun. On ne saurait être plus à contretemps au moment où l'individualisme se trouve réhabilité par le discours dominant dans le sens inverse d'un repli sur soi, d'un égoïsme pacificateur, d'une heureuse démission de la critique. Le livre, parce qu'il repolitise la notion d'usage et invite à détourner tout ce qui nous entoure, sera en fait plus adapté à l'esprit des années 1990. Quant à Mille plateaux, grand œuvre de Gilles Deleuze et Félix Guattari et second volume de Capitalisme et schizophrénie (L'Anti-Œdipe, paru en 1972, en était la première étape), aucun livre ne pourrait être plus en décalage avec l'air du temps. « Période de désert » et d'une bmsque « restauration de la transcendance », reconnaîtra plus tard Gilles Deleuze, « l'époque n'y était plus12 ». Car ce livre-monde est une machine de guerre contre toutes les transcendances, il ne cesse de déployer au présent des « devenirs » et des « singularités », aux antipodes du récit historique dominant, de parier (avec les botanistes) sur les « rhizomes » contre les trop hiérarchiques « racines » et pour les nomades contre la sédentarité de l'État. Il chante de plateau en plateau, de chapitre en chapitre (chacun est associé à une date méconnue du temps historique), sur l'air de « l'intempestif » contre la triste prose de l'Histoire : « pas un acte de création qui ne soit trans-historique » et ne suppose, pour s'accomplir, toute « cette nuée non historique », car de son côté « l'histoire ne fait qu'un avec le triomphe des États ». (...)

(...) C'est en quoi l'an 1 du mitterrandisme est une date-chamière autant pour l'alternance politique qu'au titre de cette transition cruciale : la fête, avec ses dimensions de plaisir et d'événement collectif, passe de contre-pouvoir en pouvoir. Elle n'est plus l'ingrédient majeur des émeutes de 1968 ou des coups de force des années 1970, synonyme alors d'insurrection et d'irruption, mais l'instrument d'une idéologie de la « modernisation » et d'une célébration de l'ordre établi, synonyme désormais d'apparat et d'événement programmé. La fête passe du fait politique, comme forme de l'être-ensemble et refus de la résignation, au discours (lui-même très idéologique) de l'« apolitique », ou de l'état de fait : la fête sera là, au mieux, pour oublier les rigueurs du temps. Car il a fallu toute la perfidie de ses chroniqueurs rétrospectifs pour opposer, à propos de Mai 68, la fête réussie et la révolution manquée, le « culturel » et le « politique », puisque, sur le moment, les deux dimensions furent intensément indissociables. Mais, moins de quinze ans plus tard, au terme d'un tel basculement, « la fête nomme quelque chose comme une contre-manifestation6 », le contraire
d'une expression collective, ainsi que le formule Alain Badiou.
On dira que la République a toujours orchestré de grandes cérémonies d'autopromotion qui rythment son calendrier, et que les démocraties savent depuis longtemps « fêter » les nouveautés sociales ou les innovations commerciales. Mais les nouveaux pouvoirs de 1981, notamment dans le sillage de Jack Lang et de son cabinet de têtes chercheuses du ministère de la Culture, affinent, adoucissent, rajeunissent et surtout étendent à tous les champs d'action possibles ces tactiques ancestrales d'instrumentalisation de la fête. Ils réinventent une science politique, moderne et républicaine, de la fête. À la limite, la gauche mitterrandienne a besoin d'orchestrer la fête comme les pharaons de bâtir des pyramides ou les milliardaires américains de financer des musées : pour durer, marquer son temps, inscrire son nom, puisque c'est l'unique souci réel d'une gauche qui n'est jamais dans l'histoire de France restée au pouvoir plus de quelques mois. (...)

(...) C'est parce qu'elle est encore abstraite que l'informatique est ainsi fêtée collectivement, parce qu'elle menace de laisser la France à la traîne des États-Unis qu'elle se fait devoir civique. Pour comprendre cette année 1981, il faut rappeler le succès des sessions d'initiation à l'informatique que lance alors le Club Méditerranée, pour la démystifier, en faire un loisir parmi d'autres et promouvoir même, tout en bronzant utile, sa valeur d'ambiance. Elle est parée de ce mélange d'hédonisme et de productivisme, de liberté de mœurs et de lucidité qui fait la « vie moderne ». Actuel avait prévenu en novembre 1979, dès son premier éditorial : « les années quatre-vingt seront actives, technologiques et gaies », triple qualification qui donne la clé de l'an 81. Une année que ses animateurs veulent drôlement technique et techniquement festive, et qu'on pourrait résumer, si l'on ne craignait l'anachronisme, sous la figure de la techno-parade. Quant a Libération, reparaissant le 12 mai 1981 après une longue interruption, il reprend d'emblée à Rimbaud son impératif célèbre : « il faut être absolument moderne ».

Sauf que la technologie ne se décrète pas, n'atteint pas le citoyen par l'entremise du discours politique, tout comme la fête ne se planifie pas (seulement) d'en haut : toutes deux relèvent d'un fond anthropologique, d'une mutation culturelle sur la longue durée que ne sauraient contrecarrer, ou hâter, petites phrases et cérémonies d'un gouvernement novateur. Car, en 1981, la vraie révolution des médias et des technologies s'effectue déjà à distance du pouvoir d'État, dans le rachat par exemple fin 1980 du groupe Hachette par la
firme Matra de Jean-Luc Lagardère (à qui les nouveaux édiles socialistes promettent justement que l'État ne prendra dans le nouvel ensemble qu'une part minoritaire du capital), ou bien très loin des rivages français, sur la côte ouest des États-Unis par exemple, où commence à émettre le 6 août la chaîne musicale MTV - avec pour premier clip, comme pour annoncer l'ampleur du changement en cours, le morceau des Buggles « Vidéo Killed thé Radio Star ». (...)

(...) Représentants de la grande bourgeoisie intellectuelle ou industrielle, ses fondateurs (le club saint-Simon) ont pour objectif premier de rapprocher deux milieux étanches, ceux de l'université et ceux de la grande entreprise. Celle-ci, selon eux, a besoin des sciences sociales pour « éclairer » ses prises de décision (comme Fauroux en a fait la pénible expérience en ouvrant une usine de verre en Iran sans tenir compte des troubles religieux et politiques grondant dans le pays), et celle-là sortirait bien de sa frustrante tour d'ivoire. C'est de cette fécondation réciproque que naîtront, estiment-ils, les idées susceptibles d'influencer en retour le pouvoir d'État. Les oligarchies économique et académique sont sollicitées comme d'heureux contrepoids à l'« aristocratie » des élus. Car il leur importe avant tout, fidèles en cela à une longue tradition de suspicion à l'égard de la démocratie et de son hasardeux suffrage universel, de contourner les deux pôles de la représentation politique, les masses non pensantes et le pouvoir d'État, et d'interposer entre eux des instances enfin « compétentes » - autrement dit mieux à même de savoir comment servir l'intérêt bien compris du pays, c'est-à-dire de ses classes dirigeantes. (...)

(...) Les animateurs des rencontres de la Sorbonne ont franchi, eux, un pas de plus dans l'idéologie de la créativité. Leur définition du terme doit être assez lyrique pour mobiliser les récalcitrants, et assez élastique pour faire le pont entre création d'entreprise et création littéraire, création de richesse et de langages. Elle est à l'image de l'épais numéro spécial que consacre le mois suivant aux « créateurs » la revue Autrement, « frénésie communicatoire » et invention d'une « nouvelle culture » où la liste compte plus que ses items et où doit circuler l'énergie « moderne » d'un monde d'inventeurs, de pionniers, de rassembleurs et d'audacieux : du styliste Thierry Mugler au physicien René Thom, du jeune chef Joël Robuchon à la nouvelle revue littéraire Romans, des meubles de création Totem à l'étude des icebergs, et de l'innovation en région au rock en banlieue. Comment résister à cette formidable puissance d'inclusion ? Comme le disait Guy Debord vingt ans plus tôt, dans nos sociétés développées, il est devenu plus facile de rencontrer un créateur qu'un homme. (...)

(...) Pascal Bruckner (...) Cette mécanique psychique, qui veut qu'on ait raison grâce au fait initial d'avoir eu tort, rappelle d'ailleurs davantage la stratégie de reniement triomphant des soixante-huitards que les motifs réels de leurs aînés tiers-mondistes. Mais c'est tout « un mécanisme amoureux [qui est] en jeu », et rend finalement la « conscience tiers-mondiste [...] amoureuse de sa propre image »22. Ce psychologisme systématique sonne autant comme une autocritique qu'une vengeance de moraliste contre le monopole, hier, de l'analyse politique. Surtout, il fait l'impasse, comme le lui reproche le géographe Yves Lacoste, sur les facteurs historiques du tiers-mondisme français, qui fut une réaction aussi bien aux campagnes américaines d'aide massive de l'après-guerre, menées pour que le tiers monde ne tombe pas sous la tutelle soviétique, qu'au colonialisme dominant dans l'opinion française des années 1950. Outre l'absence de conclusion du livre, qui adresse au tiers monde le « célèbre adage : ni avec eux ni sans eux », un confusionnisme constant sème ici et là le lecteur, comme lorsque le tiers-mondisme se retrouve finalement assimilé à une nouvelle pensée coloniale (et donc l'anti-tiers-mondisme, à la noble tradition anticolonialiste !). (...)

(...) La liberté, en ce sens, se trouve politiquement privatisée en 1984. Elle passe d'un combat singulier mené au cœur de l'espace public à des revendications plurielles au nom de la sphère privée, d'une forme de subjectivation politique à une simple demande de droits : liberté d'écouter, liberté de consommer, liberté de choisir, que ce soit pour choisir son école (un choix pour lequel défilaient les manifestants de juin, plus que pour l'éducation confessionnelle), sa radio ou même sa télévision - puisqu'on novembre commence d'émettre la première chaîne privée française, Canal +, payante et différente, promotrice d'un cocooning original contre le conformisme du spectacle de masse. Liberté, en tout cas, n'est plus le nom d'une lutte contre l'oppression, mais d'une pleine réalisation de soi, elle n'est plus un combat impersonnel mais une exigence personnelle, personnalisée, dûment personnifiée même. Une rhétorique à ce point dominante en 1984 qu'elle fait de NRJ, malgré une programmation d'un genre différent, la Pravda de la France de ce temps. (...)

(...) Mais, pendant qu'en preux chevaliers des kiosques Libération et Le Nouvel Observateur font état des « menaces de mort » que leur vaut leur soutien du premier jour à SOS-Racisme, l'association de la rue Martel, puisque c'est là qu'elle est basée, peine à percer sur le terrain. C'est que le plébiscite des médias suscite un plébiscite populaire qui n'a lui-même d'autre valeur que dans la brève durée des coups médiatiques, une logique « partiellement circulaire » qu'à mise au jour le chercheur Philippe Juhem : la couverture du phénomène par les médias « tend à s'entretenir elle-même et, par les réactions qu'elle suscite dans les cours de lycée, contribue à produire la réalité sociale qu'elle est supposée décrire ». Médias et politiques, bien sûr, n'ont pas inventé de toutes pièces un antiracisme nouveau, que les dérapages des Dupont Lajoie en ces années de percée du Front national ont suffi à ancrer, en réaction, dans certaines cités. Ils ont plutôt détourné au service de leur logique propre, transformé en un phénomène d'ensemble dont ils reformulent la symbolique et les priorités, quelques initiatives fortes du début de la décennie.

La plus célèbre reste la marche des descendants d'immigrés de Lyon à Marseille et Paris à l'automne 1983, rebaptisée « marche des Beurs » par une presse en mal de faits sociaux (les intéressés n'employaient alors pas le mot « beur »). Imaginée par le prêtre « rouge» Christian Delorme et, depuis son lit d'hôpital, par le président de SOS-Avenir Minguettes Toumi Djaïdda, blessé par balle par un policier, la marche pour l'égalité des droits et contre le racisme, conçue en référence aux marches non-violentes de Gandhi et Martin Luther King, quittait ainsi les Minguettes, près de Lyon, début novembre 1983 pour traverser la France du sud au nord. Et elle obtenait, à son arrivée à Paris le 3 décembre, quelques résultats pas uniquement symboliques - distribution de cartes de séjour et modification du Code pénal pour y faire figurer les « violences racistes ». Ses organisateurs furent reçus aussitôt à l'Élysée, avant que la marche ne se dissolve d'elle-même quand chacun partit retrouver sa famille et son quartier. (...)

(...) Au contraire du patient travail de recueil du souvenir effectué par Lanzmann auprès des survivants des camps, c'est l'immédiateté qui caractérise la nouvelle morale : qu'elle s'affiche sur un badge, dans des slogans efficaces ou par une musique compassionnelle, elle congédie tout ce qui requiert la durée - discussion, critique, mémoire, action politique. À la verticale de la transmission et à la diagonale des libres pensées, elle préfère l'horizontalité de l'image, qu'on ne peut contester. Avec l'antiracisme et son éloge du melting-potes, le nouvel ordre moral se fait pur spectacle. Il n'est plus tapi dans les courants sou- terrains de l'idéologie ou des valeurs, mais rafraîchissant comme l'écume d'une vague unanime. Il n'est plus enraciné dans les institutions et les arbres généalogiques, mais punaisé sur un revers de veste ou diffusé en musique d'ambiance. Sa seule valeur est de connivence : qu'il tisse un lien minimal, à l'heure où se délitent les liens d'hier. Car qui peut dire non à la petite main jaune ? (...)

(...) Quant à la « multinationale de l'amitié » d'Harlem Désir, elle fait entièrement le jeu du marché, à l'heure où l'on commence à le segmenter en fonction d'archétypes communautaires, à l'organiser selon mille petits contrastes, à le définir lui-même comme rien d'autre que le libre jeu des différences individuelles. La preuve que cette « générosité » est indissociable du marché, et que fraternité antiraciste et combat anticapitaliste sont même considérés comme radicalement incompatibles, est fournie alors comme un lapsus par ce jeu-test proposé dans Libération : en 1985, on est « de gauche », soit « parce qu'on veut lutter contre le capitalisme et construire le socialisme », soit « parce qu'on croit à certaines valeurs (comme la justice, la générosité, la fraternité) » 14, deux options entre lesquelles il faut se décider - égoïsme anticapitaliste ou fraternité marchande, à vous de choisir.

On voit se creuser là, il y a vingt ans, un fossé politique regrettable entre les mouvements antiracistes et les luttes anticapitalistes. D'où la difficulté qu'ont les deux types d'activisme à faire alliance aujourd'hui ne serait-ce que ponctuellement, lors des émeutes de novembre 2005 ou des manifestations du printemps 2006 contre le Contrat première embauche (CPE). (...)

(...) En fin de compte, cette communication politique vouée à articuler solidement libéralisme et antiracisme a l'avantage de compenser les duretés du marché, d'adoucir les rigueurs de la concurrence, de célébrer une différence qu'on puisse décliner dans les modes de vie et de consommation mais qui ne remette pas en question l'identité républicaine. Autant dire, la fin de la différence, comme l'estime alors Jean Baudrillard : « L'âge d'or de la différence est révolu [...]. L'âge d'or de l'indifférence commence, [...] revendication exacerbée d'identité sur fond d'indifférence générale. Non plus l'orgueil d'une différence fondée sur des qualités rivales, mais la forme publicitaire de la différence, la promotion de la différence comme effet spécial et comme gadgetlf>. » (...)

(...) L'Histoire, quand elle ne passe plus sous nos fenêtres mais juste sur l'écran de nos soirées mutiques, est peut-être condamnée à une fin aussi dérisoire - petite fin roumaine pour le régime de la grande peur, petite fin cathodique pour l'année par excellence des grands épilogues. Car l'année 89 vide les vieux tiroirs, expulse les fantômes, débranche d'un coup les despotes comateux. Au point qu'elle est, plus qu'aucune autre au xx' siècle, celle des rhétoriques déchaînées de la fin, celle d'un délire de dénouements, d'un trop-plein de terminaisons, cascade de chutes concentrées sur quelques mois : fin du Rideau de fer, fin des régimes communistes, fin de la révolution à tous les sens du terme puisqu'on célèbre ainsi le Bicentenaire de 1789, fin aussi (ou début de la fin) des juntes militaires sud-américaines ou de l'Apartheid sud-africain3. Une profusion de dictatures enfin écartées qui laisse partout le champ libre à la démocratie de marché sur le modèle occidental (démocratie représentative et économie de marché) et incite quelques experts d'État, comme le politologue conservateur américain Francis Fukuyama ", à en conclure à la « fin de l'histoire », en l'absence désormais d'un pôle extérieur au monde dominant, et même à la « fin de l'homme », désabusé par l'expérience de l'histoire. Cette fin n'est pas leur mort, bien sûr, mais l'accomplissement définitif, selon Fukuyama, du programme dont ils étaient porteurs. En 1989, la récupération idéologique de cette riche actualité consiste dès lors à glisser de la fin au sens de clôture à la fin comme but ou finalité : c'est ainsi que devait finir ce qui osait encore faire obstacle au destin libéral de la planète, ainsi du moins en avait décidé la providence, estiment les intellectuels antitotalitaires d'hier, oubliant que l'Histoire n'a pas pour essence la réalisation d'un destin, mais l'irruption de l'événement, les jeux imprévisibles du hasard et de la rupture.

Croire que ce qui arrive a lieu comme résultat d'un plan préétabli est ce que les philosophes de la Renaissance dénonçaient déjà comme l'« illusion téléologique » (de télos, le but), en moquant ceux qui estimaient que les rainures du melon prouvaient bien qu'il avait été pensé pour être partagé et mangé en famille. C'est pourtant ce que reproduisent cinq siècles plus tard les vainqueurs idéologiques de cette année unique, en lui donnant un sens et une fatalité. Ils déroulent toute une litanie de la fin qui signale aussi, tandis que s'ouvre la dernière décennie du millénaire, l'obsession de ce « temps de la fin des temps » cher aux prophètes millénaristes et aux pensées messianiques. En attendant, dans une France que ce vent puissant venu d'au-delà des frontières réveille soudain d'un mauvais rêve franco-français, trois fins synchrones viennent secouer un paisible état de fait : non seulement cette fin mondiale du communisme, auquel succède un chantier libéral à défricher, mais la fin effective de la révolution, changée en simple commémoration, et la fin aussi d'une certaine pax republicana entre la France de Jules Ferry et ses communautés. Car 1989 voit également la première affaire du « voile » à l'école, en septembre, et le réveil dans la foulée d'un républicanisme dur fustigeant un islam ressenti comme la nouvelle menace. Au-delà, « communautés » et « identités », qu'on va bientôt soupçonner de fomenter un complot contre la vraie citoyenneté, s'avéreront un repoussoir idéal quand on vient de perdre, avec le communisme, l'épouvantail nécessaire, celui qui fournissait a contrario sa raison d'être à la république. (...)

(...) Au-delà de son kitsch festif, tel est l'enjeu idéologique du Bicentenaire pour ses maîtres d'œuvre intellectuels, tous aussi élégamment réactionnaires : montrer que la Révolution n'appartient plus à la politique mais tout au plus à l'histoire, à un passé qu'on travaillera tous à éviter de reproduire. Dire qu'elle est« terminée », comme le précise Furet en 1986 pour expliciter cette formule qui fit le succès de son essai de 1978 (Penser la Révolution française), c'est à la fois « un vœu et un constat : un vœu parce que je pense que la révolution n'a plus grand-chose à gagner à être investie par les passions politiques, un constat [parce que] la révolution ne comporte plus d'en jeu [...] dans la politique française », et qu'en fin de compte « tout le problème des révolutions, c'est d'arriver à les terminer ». Ce que cet essai affirmait alors, c'est que 1793 était contenu en germe dans 1789, que la Terreur est l'aboutissement de toute révolution, et que l'opposition de ces deux dates comme celles de la démocratie et de sa dérive totalitaire n'était qu'un écran de fumée : toute insurrection, pour Furet, même démocratique, est par nature totalitaire. cet essai pionnier fixait pour premier objectif à tout historien de la Révolution d'en évacuer la dimension sociale pour en montrer l'"autonomie" politique, comme si l'on pouvait séparer les deux comme on départage le bien (politique) et le mal (social). (...)